Au fond du trou (2/2)

La femme des sables, de Hiroshi Teshigahara 

“La femme des sables” est un récit poétique qui illustre admirablement une partie des thèses de Camus que nous avons étudiées dans notre précédent article. La question de l’absurdité de l’existence apparaît en toile de fond dans une fable symbolique qui nous mène sur les pas de Niki, professeur passionné par l’étude des insectes. Ce film de Hiroshi Teshigahara s’ouvre sur l’image d’un homme seul, de dos, marchant dans le désert, tel Zarathoustra au milieu de l’infini. Il tente de gravir une dune, malgré la difficulté de cette simple tâche, tandis que ses pas s’enfoncent irrémédiablement dans le sable. Cette scène n’est pas sans rappeler le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, publié vingt ans plus tôt, et dont l’oeuvre du réalisateur japonais pourrait apporter un nouvel élément de réflexion.

Porté par une musique obsédante, ce conte philosophique utilise de nombreuses métaphores afin de nous plonger dans cette aventure humaine. Le sable, pour commencer, devient une image symbolique forte,  un personnage à part entière, qui parcourt l’ensemble de cette oeuvre. Il évoque à la fois la légèreté, le temps qui s’égraine, l’immensité, l’ensevelissement, la sensibilité des grains de la peau. Il est à la fois microcosme et macrocosme, dans un rapport d’échelle régulièrement inversé, questionné, tel Niki, chercheur d’insectes au milieu du désert qui va devenir à son tour un sujet d’étude pour les villageois. Qui sont-ils ces villageois ? Dans un premier temps bienveillants, ils condamneront Niki à vivre dans un trou, emprisonné au milieu des dunes, en compagnie d’une jeune veuve, dévouée et sensuelle. Très vite, l’homme comprend que cette situation va le rendre prisonnier d’une femme qu’il n’a pas choisie. A l’instar de Sisyphe, les villageois l’obligent à un travail quotidien absurde celui de mettre en sacs le sable qui entoure leur propriété. Parallèlement au mythe antique, les villageois prendront le masque de divinités inquiétantes, jouant avec Niki comme un insecte tentant vainement de se débattre dans l’immensité de ces espaces infinis, métaphore de notre propre existence. Niki va progressivement cesser de lutter contre un destin qui l’accable, se résigner à l’absurdité de son travail et de sa vie quotidienne pour jouir de sa faible condition. Bien entendu, toute la clef de ce chemin réside dans son acceptation, c’est-à-dire l’abandon de tout espoir nécessaire pour reconnaître son bonheur présent et vivre heureux.

 

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Contrairement au mythe de Sisyphe, cette odyssée intérieure est rendue possible grâce à la présence sensuelle d’une femme. Elle accompagne cet homme en quête de sens, le poussant à embrasser la vie, à travers deux corps qui s’éprouvent. Au delà de la simplicité des gestes du quotidien filmés avec une grande humilité et un amour des détails, la dimension charnelle donne à l’oeuvre un caractère sensuel. Ce récit onirique se différencie également de la condition de Sisyphe en abordant le thème de la fuite.

En effet, Nikki, tentera de s’échapper une nuit à l’aide d’une corde qui lui permettra de remonter à la surface. Cet épisode n’est pas sans évoquer un autre mythe, celui de la Caverne de Platon. L’homme enchaîné à sa condition, et obligé de regarder passer des ombres, va se libérer en brisant ses chaînes pour rejoindre la surface. Alors que le héros de Platon accédera à la vérité une fois au sommet de la montagne, la lecture de Hiroshi Teshigahara semble bien différente. Son personnage, que l’audace a libéré, se retrouve face à un soleil voilé, puis sombre et inquiétant qui le plonge dans l’obscurité. Un soleil qui le poursuit et l’écrase, proche de celui décrit à plusieurs reprises par Camus dans L’Etranger. Cette image renforce l’idée d’une condition sans issue et donc sans espoir. Plus tard, au cours de cette scène, un autre thème cher à Camus est abordé, il s’agit du suicide. Dans sa fuite, Niki s’arrête, perdu dans le désert, et va se retrouver happé par des sables mouvants. Il appelle alors à l’aide plutôt que de se laisser mourir. En

acceptant l’aide des  villageois, ce moment charnière montre que l’homme accepte sa condition, par volonté de vie, même s’il se voit irrémédiablement condamné à retrouver sa misérable existence.

La scène qui suit, en tout point magnifique, met aux prises l’homme et la femme luttant dans leur trou de sable, scrutés et moqués par les villageois qui les surplombent. Par amour pour la vie, la femme demande à Niki d’ignorer la sentence ridicule des Dieux. Ce passage rappelle ces lignes de Camus : ““Les Dieux avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir”. L’homme décide alors qu’il ne doit pas considérer sa vie de mortel avec sérieux, seule condition pour jouir de chaque instant présent. Puis, ne parvenant pas à se résigner, une lutte s’engage avec la femme, pour tenter de la détruire, incapable de reconnaître son bonheur, pensant qu’elle est la cause de sa souffrance. Celle-ci vient en réalité de l’idiotie de son aveuglement.

La scène finale, exceptionnelle, renforce ce questionnement. L’homme est un insecte à l’échelle du temps. Et son incapacité à reconnaitre son bonheur d’être vivant l’emprisonne doublement face à la condamnation des Dieux. En continuant à chercher, lutter et se débattre misérablement il se punit à nouveau, incapable de surmonter sa condition. Cette prise de conscience pourrait le mener sur la voie de la sagesse, acceptant d’aimer le présent quel qu’il soit. Nous retrouvons ici l’Amor Fati de Nietzsche, tel que nous l’évoquions la semaine dernière. En acceptant le tragique de sa vie, l’Homme pourrait-il se suffire de vivre, libre de penser, malgré une action limitée ? Ainsi, faudrait-il renoncer à sa liberté pour accéder au bonheur ?

Parce qu’il fut incapable de prendre soin de son bonheur, tourmenté par ses passions égoïstes, Niki ne s’est pas aperçu que la femme portait en elle la vie. Il semble être trop tard. Et malgré son appel aux villageois, la petite musique de la vie se transforme en un champ funeste. L’homme laisse alors partir sa femme auprès des Dieux, en pensant secrètement qu’il va enfin pouvoir être libre. Il regarde l’échelle laissée là et décide de la saisir pour remonter à la surface. Il s’enfuit et se confronte soudain, face à la mer, à son immense solitude. L’éternel retour des vagues de l’océan le ramène inlassablement à sa condition (cette image romantique rappelle les tableaux de l’artiste allemand David Friedrich). Résigné et impuissant, Niki retourne dans son trou, acceptant l’absurdité de son existence et comprenant qu’il n’avait pas su vivre son bonheur.

Niki contemple alors son image trouble dans le puits d’une existence dont il est responsable, tel le Narcisse du Caravage. En haut de la colline, un enfant le juge du regard. Nous pourrions ici supposer qu’il s’agit de son enfant, qu’il n’a jamais su aimer, sinon au profit des passions charnelles avec sa mère. L’homme seul, au fond de son trou, prend soin d’ensevelir comme un trésor cette dernière image qui le condamne.

Heureux qui, comme Sisyphe, a fait un beau voyage »… interieur. Cette citation empruntée au poète français du XVI Joachim du Bellay, qui évoquait ainsi le parcours d’Ulysse dans son recueil « Les Regrets« , pourrait illustrer à merveille l’odyssée intérieure de Sisyphe ou de Niki :

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

 

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En effet, le chemin initiatique et tumultueux de « L’homme des sables », lui permettra de faire revenir à la surface de son être, un bonheur enfoui. Il s’agit sans doute ici d’une nouvelle métaphore de ce film pétri de symboles. Perdu dans un désert intérieur, Niki n’est-il pas condamné à creuser inlassablement le fond de son être, comme autant de dunes de sable, pour faire remonter sa conscience à la surface. Ce travail quotidien et douloureux lui permettra de réaliser que son bonheur se trouvait en lui. Après ce long voyage, Niki décide de retourner, plein d’usage et de raison, vivre auprès des siens jusqu’à la fin de sa vie. Contrairement à l’épopée d’Ulysse, et je suis sûr que tu l’auras remarqué, sa famille n’est plus, lorsque Niki revient à sa chaumière. Par son aveuglement, autrement dit, son incapacité à reconnaître son bonheur, il se retrouve désormais condamné par les Dieux à devoir exécuter, seul comme l’était Sisyphe, son dur labeur. Conscient du tragique de son existence, il faut imaginer Niki heureux.

Texte Gabriel Maginier © 2018