BOCA A BOCA Entretien n.7 – Alejandro Ahmed – Florianópolis (Santa Catarina) – 27.02.18

Quelques jours après l’effervescence du carnaval, à la fin de mon entretien avec Mari Fraga à Rio de Janeiro, l’artiste m’évoque l’existence d’une compagnie de danse contemporaine, Cena 11, qui travaille au sud du Brésil. Lors de mon voyage qui devait bientôt s’achever quelque part entre Rio et une autre ville encore inconnue, je n’avais pas eu l’occasion de me rendre au sud du pays. Après avoir proposé en France des projets d’exposition mêlant des recherches plastiques et chorégraphiques, j’accueille avec enthousiasme cet heureux hasard qui m’emmène vers la danse contemporaine.    

Florianópolis est la capitale de l’État de Santa Catarina. De nombreux touristes argentins et uruguayens arpentent ce territoire où gravitent une myriade d’influences. À partir du XIXe siècle, la région a connu plusieurs vagues d’immigration européenne venant principalement d’Allemagne, d’Italie et de Pologne. Au Nord de la partie insulaire de la ville, dans l’étrange quartier de Jurêre Internacional, je rencontre le chorégraphe Alejandro Ahmed. Sa compagnie est hébergée depuis plusieurs années par un grand complexe sportif. Jurêre internacional porte bien son nom :​ les rues rappellent celles d’un quartier huppé nord-américain où les grosses voitures traversent de larges allées aux pelouses impeccables. Au milieu des pavillons, je note l’absence des favelas, repoussées à l’extérieur du centre-ville. 

 

Au cœur de ce décor californien, Cena 11 aborde les notions de vestige et de continuité, autant d’outils pour penser le corps et sa re-définition permanente. La compagnie est arrivée à Florianopolis en 1993. Aujourd’hui, Cena 11 diffuse ses projets à l’étranger. Plusieurs trajectoires s’y croisent : certains danseurs ont bénéficié d’une formation académique, d’autres viennent du sport ou du cirque. La compagnie est l’un des seuls acteurs culturels du territoire de l’État de Santa Catarina. Au Brésil, les formations en danse sont très récentes, les arts visuels ont plus largement bénéficié du soutien des politiques culturelles. Je découvre à nouveau une posture combative et périphérique. Les écritures chorégraphiques d’Alejandro Ahmed n’abordent pas littéralement la crise politique. Depuis 25 ans, la dimension critique se déploie à travers la dramaturgie corporelle développée par le chorégraphe. Selon lui, si on donne à voir littéralement les sujets politiques, le risque de se faire récupérer menace les artistes. I​ls doivent sans cesse rester vigilants f​ace à la consommation des crises sud-américaines par les institutions culturelles.​ 

​Dès la fin des années 1990, Cena 11 travaille la notion de corps vaudou. Les inspirations vont d’Antonin Artaud à l’univers des jeux vidéos. Alejandro Ahmed voit dans la pensée d’Artaud de nombreuses correspondances avec la danse. Plutôt que d’aborder la notion de rituel par le prisme exotique ou religieux, il tente d’exposer le rituel de transformation de l’espace opéré par le corps. Il s’intéresse alors au corps comme une interface et creuse le mouvement invisible et simultané qui se déploie de la main du « gamer » à l’image animée du jeux vidéo. Dans « Caídas sin defensa », l’écriture des partitions suggère en un seul mouvement les notions de fragilité et de force. Alejandro Ahmed a toujours dialogué avec les arts visuels, il évoque la « trans-duction », une énergie circulatoire qui voyage d’une discipline artistique à l’autre. La sculpture peut être selon lui de la danse, dans une logique de transmutation, une posture d’alchimiste. Plus tard, Alejandro Ahmed imagine une pièce avec des chiens ; leurs mouvements dictent alors ceux des hommes. La danse s’écrit à partir du hasard, de l’observation du mouvement animal, puis de la familiarité qui s’installe progressivement entre les danseurs et les chiens. Je songe à Joseph Beuys et au coyote qui l’accompagnait dans une galerie new yorkaise lorsqu’il réalise « I like America and America likes me » en mars 1974. L’artiste éprouvait en face-à-face l’Histoire américaine. 

Alejandro Ahmed est aujourd’hui en proie à de nombreux doutes. Pourquoi et comment poursuivre le travail de recherche alors que la compagnie, souvent à la limite de l’extinction , avance toujours sur le fil ? Il estime que l’ouragan conservateur et neo-libéral menaçait la société brésilienne depuis 2014. Dévalorisant toute forme de singularité, les représentants politiques ont progressivement utilisé la pratique artistique comme un divertissement voire comme un outil de propagande moraliste. En 2016, après le coup d’État administratif, les budgets culturels se sont effondrés et les pratiques expérimentales ont perdu en visibilité. Alejandro Ahmed parle d’une inquisition envers l’art, la science et la recherche universitaire. L’année dernière, le directeur de l’Université de Florianopolis, un ancien avocat, s’est donné la mort. L’État policier gagne du terrain. Le chorégraphe observe plusieurs abandons ; certains artistes, atteints par l’indifférence généralisée, interrompent leur pratique artistique faute de moyens et de reconnaissance. D’autres choisissent de suivre le mouvement moraliste. Comment répondre à l’urgence actuelle qui encage les acteurs culturels ? 

Le chorégraphe me parle d’un financement de l’ignorance. L’art n’existant plus aux yeux de l’État, il devient invisible dans la société. La démocratie est trop jeune et bien trop menacée pour songer à un épanouissement et un ancrage des pratiques artistiques. Ce pays qui accueille Alejandro Ahmed depuis vingt cinq-ans est en attente d’explosion. Comment le corps peut-il évoluer, contraint par de tels mouvements antidémocratiques ? La colonialisme fait encore rage, c’est une logique de pensée et d’action prédominante : on colonise une pensée, un espace. Dans l’écriture de la danse, il est aujourd’hui crucial de contrer les logiques neo-colonialistes omniprésentes et de regarder un espace et ses potentialités plutôt que de le coloniser. Alejandro Ahmed dit vouloir imaginer d’autres mondes, d’autres possibilités d’ « empowerment »; il est devenu urgent de créer ces mondes nouveaux plutôt que d’essayer d’arranger le nôtre.

 

Élise Girardot
Photos : 
Cena 11

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