Cézanne vous regarde

Paul Cézanne (1839-1906) photographié dans son atelier par Emile Bernard

ACTION ! Le Voilà ce gros cochon de Cézanne qui se roule dans les bars de Montmartre. Avec la gouaille et son froc tout débraillé comme il est. Une sorte de blouse tachée pleine de vinasse. COUPé. C’était PAAARFAIT ! Vous l’avez cru, vous ? Que non… tout juste bon, et encore ! pour les films emballé c’est pesé. Et qu’on foute la paix ! Aux professionnels du Spectacle… qu’ils participent joyeusement à « ensevelir ces paysages cézanniens par le tourisme culturel » (1). Qu’avons-nous fait de Cézanne ? Un instant, aurait-on perdu en chemin sa solitude ? Un silence nécessaire comme symbole de respect ?

Oh c’est pas bien méchant tout ça. C’est le Cézanne des petits bourgeois aixois. C’est tout. Faut être forcé par l’argent pour faire des choses comme ça. Cézanne, vieux bougre. Pas prophète en son pays pour deux sous. Il les aimé pas trop ces bourgeois. Il leurs aurait pas fait de mal non plus. Pas comme eux… Mais enfin Cézanne, c’est qu’il venait pas de là. D’un petit village un peu plus loin. Un autre cloché. des Hautes-Pyrénées, sa famille tout au plus. C’était pas festival vous comprenez ! Alors voilà, les bourgeois comme disait Brel. Les bourgeois même mort Cézanne, même s’il avait jamais rien demandé celui-là. Ils l’ont un peu esquinté quand même. En mémoire au passé.  Juste encore. C’est de la nature humaine tout ça, vous n’y pouvez rien. Du Pagnol, pour sûr ! Cézanne. La ville, pensez bien, la ville ! Il a peint ça qu’une fois, la place de l’hôtel de ville. Une aquarelle vite fait. Et puis il a foutu le camp. Il avait tout bien compris. Une aquarelle en 67 ans de vie. Et rien d’autre pour les bourgeois. L’homme d’Aix le plus connu au monde… il est pas d’Aix. J’vous promets. Il est de la campagne aixoise. De Bibemus. C’est en tout point bien différent. Oui, Cézanne un homme de la terre. Des racines. Un silencieux pas bien luné. Préférant le soleil. C’est comme ça. se couchant avec lui au rythme des saisons. La lumière ! C’est une inspiration divine, voilà tout.

Regardez bien vous le verrez passer. Ah ça sûrement ! De bonne heure. Son ombre fermant la porte de son appartement rue Boulegon. Au 23. Au centre. Avec les petits biens matériels qu’il laisse derrière lui. Dès la première lueur. La rue de Saporta. Saint Saveur la cathédrale. Le pèlerin du matin. pour filer tout droit hors de tout ça. Pour s’élever. La marche. la création elle commence au pied de la colline ! celle des Lauves la colline. Avec la nature autour. Un chemin de terre. Son atelier en point de fuite au bout de l’effort. Avant que tout ça ne s’arrête. C’est un Saint François d’Assise Cézanne ! Et puis cette terre sans les hommes dont il fallait peindre la beauté. La simplicité. Soudain son chapeau se retourne sur moi : « Voilà mon atelier, là personne n’entre que moi, mais puisque vous êtes un ami, nous irons ensemble. » (2) A l’intérieur rien, sinon du quotidien. Des pas lourds. Et Dieu autour. Des Baigneuses sur la toile. Cézanne s’arrête. Une douce lumière diffuse s’installe . Une immense verrière au Nord illumine la pièce d’une présence. Les yeux de l’homme se posent sur la croix. « Je voudrais marier des courbes de femmes aux épaules des collines. Si j’arrivais à faire ça, j’aurai touché le but. »  Des femmes minérales. Végétales. A la gloire de la nature. Au grand architecte de l’univers. C’est une humanité tombée du ciel. Un paysage humain prenant racine. Tout ça faisant parti d’un tout. Plus classique et plus avant-gardiste que les Impressionnistes.

 

Les Grandes Baigneuses, 1906
Les Grandes Baigneuses, 1906

 

Un compotier. Quelques pommes se tiennent là. Sur la table. Comme la nature, Cézanne fait partie de cette création : En mouvement. Voilà toute la différence ! Cézanne n’est plus immobile face à son sujet. Un oeil au milieu du front. C’est fini. 500 ans que ça dure ! Cézanne derrière la toile. Vivant. La touche, très bien… les fruits le temps la vanité. Mais surtout, Cézanne exprime son propre mouvement sur la toile. Son déplacement dans l’espace la lumière les saisons. Chaque élément, pomme, table, compotier possède sa propre perspective. Existe par le regard unique que l’artiste lui confère. Une simplicité solennelle. Cézanne se déplace, bouge tourne regarde. S’assoit puis se redresse et change de plan. Une autre pomme. table. torchon. Compotier tout entier. Un panier hors de la table. Le meilleur angle. Son autre point de vue. Cézanne recompose ces déclinaisons, variations, facettes. la multiplicité de ces points de regard : TOUT ! En un seul tableau. L’unique dans son ensemble. Rassemblant ce qui est épart. L’espace chancelle pour trouver un nouvel équilibre, multiple.

 

Nature morte au panier, 1888-1890
Nature morte au panier, 1888-1890

 

Mais bon, ceci ne sont que des idées. C’est facile à faire des idées, y en a partout. Chacun la sienne. Son petit opinion. C’est scientifiques les idées. C’est bon pour expliquer des choses mieux que son voisin, voilà tout. Mais « On ne peint pas avec le cerveau ! » (2). Cézanne est déjà parti depuis longtemps. Ailleurs. Tout en haut du chemin des Lauves. Encore plus au sommet. Peindre Sainte-Victoire. On pourrait tenter d’expliquer les 15 toiles de là haut 11 huiles 4 aquarelles. On pourrait en faire des chiffres des statistiques du numérique, ce que vous voulez. De la physique quantique ! Pourtant il suffit de la regarder s’évaporer, reliant ciel et terre dans un bleu infini, dans « cette soif impérieuse de soleil ». Recommencer tout depuis le début. Cézanne nous invite à déconstruire la réalité pour retrouver le sens. l’existence des formes. Leur origine. Ce qui les unis. Ce qu’il y avait avant les hommes. Et Refaire le chemin pour oublier, s’abandonner purement et simplement à la contemplation du monde. Désintéressée. Il faut toute une vie pour accomplir ce destin : déconstruire les règles pour redécouvrir l’instinct.  Réapprendre l’intuition. Première. Perdue. Peut-être pour lui, rendre visible la part sacré qui existe autour de nous. C’est à dire en nous. Mettre en lumière un langage formel, universel : « Je vous dois la Vérité en peinture (…) Ce que j’essaie de vous traduire est plus mystérieux que tout. C’est l’enchevêtrement aux racines mêmes de l’être, à la source de l’impalpable sensation. » (2)

 

La montagne Sainte-Victoire vue des Lauves 1904-1906
La montagne Sainte-Victoire vue des Lauves 1904-1906

 

Tandis que « Le primitif d’un art nouveau » (2) vient de disparaître à son tour. Ses toiles sont comme autant d’indices laissés en chemin. Picasso saute sur l’occasion, il travaille sans attendre à la quatrième version des Grandes Baigneuses. Braque l’a vu dans son atelier, j’vous jure ! En 1907. On venait alors d’entrer dans une autre ère, celle du pétrole. Picasso fera de « Cézanne, notre père à nous tous. » Son fils Picasso, son incarnation sur terre. Le Minotaure prendra soin de dissimuler ces quelques lignes de testament laissées par Cézanne, comprenant le sort qui lui sera réservé : « Je suis très énervé de l’aplomb qu’on eu mes compatriotes de vouloir s’assimiler à moi en tant qu’artistes, et de vouloir mettre la main sur mes études. Il faut voir les saloperies qu’ils font (…) Quand à moi, je dois rester seul, la roublardise des gens est telle que jamais je ne pourrai m’en sortir, c’est le vol, la suffisance, l’infatuation, le viol, la mainmise sur votre production, et pourtant la nature est très belle. » (2)

Cézanne vous regarde.

(1) Philippe Sollers, citation extraite de la série d’émissions que consacre France Culture du 17 au 21 juillet 2017 intitulées « Cézanne absolument ».
(2) Extraits des correspondances de Cézanne.

Gabriel Maginier