De l’architecture à la photographie.

Les projets des premières années et les questionnements sociopolitiques et architecturaux dans l’œuvre de Manolis Baboussis.

Né en 1950, Manolis Baboussis a terminé en 1975 ses études d’architecture à l’Université de Florence avant d’étudier la restauration de bâtiments à Rome. Il a oeuvré en tant qu’architecte, photographe, directeur artistique dans des productions cinématographiques et, depuis 1994, a travaillé pour Jannis Kounellis. À partir de 1999 et jusqu’en 2013, Baboussis a enseigné à l’École des Beaux-Arts d’Athènes en proposant une approche plus artistique sur l’étude des moyens photographiques.  Depuis les quarante dernières années, Manolis Baboussis travaille essentiellement avec l’image photographique.

Avec un rôle important dans la mise en place de la photographie dans l’art contemporain en Grèce, son travail artistique est centré sur une vision sociale, politique et culturelle du quotidien concernant les champs de la mémoire, des institutions, de l’environnement, de l’accumulation et de la perte. Il utilise principalement la photographie, la projection vidéo, le dessin, les installations et le texte. Le Musée National de l’Art Contemporain (E.M.S.T) a accueilli en 2003 sa première exposition rétrospective.

Les années 70, 80 et 90 sont cruciales dans l’évolution de sa pratique photographique. A travers son objectif, se reflètent des questions et préoccupations sociopolitiques encore très actuelles. En choisissant la photographie couleur dans une époque où les milieux artistiques privilégiaient le noir et blanc, Baboussis traite dans son travail les concepts d’emprisonnement et d’impasse, de présence-absence, l’idée de surveillance, l’intervention humaine dans l’environnement naturel, la domination des machines dans le quotidien ainsi que les changements dans les relations humaines. La connaissance de l’oeuvre de l’architecte italien Adolfo Natalini et son implication dans la musique sont à l’origine de la création de son premier travail photographique Volterra en 1973. 

Depuis le milieu des années 1980 et avec son retour en Grèce (1975), son intérêt se tourne davantage à la photographie de rue et vers les espaces ouverts. Il est – comme l’historienne Katerina Nikou le définit – un « flâneur contemporain », un explorateur urbain qui enregistre ses pensées en créant une anthologie personnelle. Pendant plus de 20 ans, il capture des images d’Athènes, photographiant le paysage urbain, l’architecture qui le caractérise et les gens qui l’habitent. Il crée à cette période, une série sur l’intérieur des services publics (Greek Aesthetic). 

 

Manolis Baboussis, Waiting 1985-1998, silverprint, 150x100 cm
Manolis Baboussis, Waiting 1985-1998, silverprint, 150×100 cm

 

Les portraits des employés prisonniers derrière leurs bureaux, dévoilent sans doute l’approche la plus centrée sur l’humain de l’ensemble de son travail. À la fin des années 90, influencé par la domination des automatismes technologiques dans la vie moderne et l’idée de la surveillance par caméra, il commence à photographier des machines automatiques (Busts). 

L’exposition personnelle intitulée Something Stupid (2017) présentant ses oeuvres récentes ainsi que le projet d’hommage à Jannis Kounellis dans le cadre d’Art Athina (2017) permettent de porter un regard sur l’ensemble de la carrière de Manolis Baboussis. Un travail pluridimensionnel et diversifié qui, abordé aujourd’hui dans les années de la crise – économique, sociopolitique et mais aussi des mœurs – que nous traversons, ouvre d’intéressantes pistes de réflexions car il renvoie à une période où personne ne se doutait de ce qui se tramait alors. Cet entretien à caractère rétrospectif est le résultat d’une visite dans l’atelier (l’artiste vit et travaille aujourd’hui à Athènes) du photographe et d’une étude approfondie sur l’ensemble de la bibliographie concernant son œuvre.

 

Manolis Baboussis, Volterra,1975, collage , photos, encre et feutre sur papier, 28x50cm.
Manolis Baboussis, Volterra,1975, collage , photos, encre et feutre sur papier, 28x50cm.

 

L’influence de vos études initiales en architecture est évidente dans la plupart de vos œuvres: les statuts du photographe et d’architecte coexistent, se complètent et se renforcent mutuellement. Vos études d’architecture en Italie se sont déroulées dans un contexte sociopolitique et culturel particulier à la fin des années 1960 et au début des années 1970, dans une période de forte contestation qui était en relation tout aussi avec le mouvement des étudiants que les mouvements  artistiques en Europe. Nous aimerions que vous nous parliez de cette période très intéressante de votre vie et comment l’architecture se relie avec la photographie ?

Chaque époque donne ses propres réponses parfois même à des questions qui ne se sont jamais posées auparavant. Durant la période 1960-1975, un mouvement expérimental à la limite entre l’art et l’architecture, sous le nom d’architecture radicale, a réuni différentes tendances provenant essentiellement d’Italie, et principalement d’une partie de l’Ecole d’Architecture de Florence, où j’ai achevé mes études en 1975. Dans les grandes lignes, ce mouvement déclarait que dans un contexte donné tout peut être architecture. Il portait un vif intérêt aux dessins, aux maquettes, aux textes, aux actions et expositions autour de l’architecture en dialogue avec les avant-gardes artistiques de l’époque, et à un moindre degré sur la construction elle-même, c’est-à-dire la construction architecturale. 

Je trouve essentiels et positifs les processus de la recherche et de l’expérimentation parce qu’ils donnent naissance aux idées et aux formes, mais il est en même temps vrai qu’ils ne peuvent pas remplacer la présence physique de l’architecture, sa forme vraiment réalisée, qui peut devenir – si elle devient –  une œuvre d’art mais elle repose obligatoirement sur terre. Ces années, ont été pour moi une expérience de première main intéressante et créative. Ils m’ont fortement motivé pour connaître les mouvements d’art contemporain, leur dialogue et leur écart avec les mouvements estudiantins et ouvriers de l’époque. 

Je me suis intéressé à la photo dès la première année de mes études : en observant l’espace autour de moi, je retenais des images comme des « notes écrites »,  ce qui m’a permis petit à petit de me familiariser avec une observation hors cadre dont je me suis rarement séparé jusqu’à maintenant. J’aurai bien aimé pouvoir capter les images automatiquement sans appareil c’est-à-dire ce que je vois s’inscrive directement à ma mémoire, et que je puisse le projeter pour que tout le monde le voit, sur n’importe quel support, quand je veux, comme je veux, sans ordinateur, écran, directement de la pensée/vision à l’image.

 

Manolis Baboussis, Imola ,1973, colorprint , 100x 150 cm
Manolis Baboussis, Imola ,1973, colorprint , 100x 150 cm

 

Les années 70 sont probablement l’une des périodes les plus décisives de l’histoire de l’art après la Deuxième Guerre Mondiale. Pendant cette décennie un grand nombre des mouvements avant-gardistes vont apparaître et s’instituer pour donner un « nouveau souffle » à la photographie. La photo se transforme en un nouveau moyen de création. Dans ce contexte, vous semblez être l’un des premiers à comprendre les possibilités et la dynamique de ce nouveau médium. Un exemple caractéristique est celui des images de Volterra (1972-1974), qui constituent votre premier travail photographique accompli résultant de l’utilisation de la photo comme moyen de documenter des happenings dans les asiles et hôpitaux psychiatriques.

La série Volterra a commencé comme un travail collectif avec mes camarades du Conservatoire Cherubini et de l’Ecole d’architecture de Florence. Dans un premier temps, on visitait l’hôpital psychiatrique de Imola et Volterra, un vaste ensemble d’anciens bâtiments, une ville entière. Là on donnait aux patients des instruments à percussion improvisés, pour qu’ils jouent avec nous. Il faut souligner que c’était un happening dans un lieu difficile, et on se situait dans le cadre du mouvement antipsychiatrique de l’époque. Je l’enregistrais et le photographiais en focalisant plus sur l’espace et moins sur les patients. Des photos couleur frontales et la plupart avec l’absence de la présence humaine, à une époque où dominait la photo de rue (street photography) anthropocentrique en noir et blanc. Une approche qui s’est réalisée beaucoup plus tard – d’une façon systématique – en Allemagne. Dans un deuxième temps, j’ai utilisé une partie de ce travail, en faisant une projection avec les diapositives et les sons du happening accompagnée d’une installation. Une approche différente concernant  l’enfermement. 

Parallèlement mon mémoire de diplôme était une proposition de démolition de l’ensemble des bâtiments de l’hôpital psychiatrique. J’ai utilisé une série des plans architecturaux de cet hôpital : à chaque étape j’enlevais une partie de cette série, à la fin j’ai gardé seulement un mur extérieur des toilettes des patients qui se trouvait dans la cour. C’était le monument de ce qui a existé, j’ai aménagé aussi l’espace environnant. Ainsi en 2014 à mon exposition Beyond Planning à la galerie Ileana Tounta, j’ai construit avec des parpaings en ciment, un mur long et haut qui était « assis » sur des chaises fragiles.

À l’époque parmi les nombreuses questions qu’on se posait  à l’École c’était de savoir, si l’architecte doit consulter ou non l’expert correspondant à chaque domaine concerné. Par exemple, si l’expert lui dit que les hôpitaux psychiatriques ne sont pas nécessaires, alors qu’est-ce que l’architecte doit faire ? et s’il lui dit qu’il ne doit pas y avoir des détenus politiques, alors qu’est-ce qu’il fait ? Il fait quand même les plans d’une prison de haute sécurité ? Des détails tout ça de nos jours…

Si l’artiste continue à rester prisonnier des intermédiaires de l’art, s’il ne devient pas la figure centrale du monde artistique, on ne pourra pas parler d’un changement radical.

Ayant vécu de l’intérieur le radicalisme artistique des années 1970, croyez-vous que dans les circonstances actuelles, les artistes d’aujourd’hui sont radicaux ? Est-ce qu’au départ ils refusent de s’adapter aux impératifs sociaux et plus tard ils adhèrent à des valeurs et adoptent des comportements conformistes ? Quels sont, d’après vous, les enjeux du radicalisme aujourd’hui ?

Si l’artiste continue à rester prisonnier des intermédiaires de l’art, s’il ne devient pas la figure centrale du monde artistique, on ne pourra pas parler d’un changement radical. Nous avons lu sur la « Documentologie » (*terme de l’artiste pour se référer à la Documenta 14, Learning from Athens, organisée à Athènes en 2017), à propos du titre de l’exposition, des brillants exploits des directeurs des Musées actuels ou précédents, des commissaires, des historiens d’art. Mais nous n’avons pas lu des critiques approfondies sur des œuvres artistiques en particulier, ni sur le point de vue des artistes participants, à part sur certains. Comme s’il n’y avait pas à cette exposition des artistes et des œuvres. 

Je pense que les artistes devraient redevenir les maitres de leur œuvre comme ils l’étaient quand ils ont pris part aux avant-gardes historiques. Rappelons-nous ce que Stieglitz a fait au début du XXe siècle, lorsqu’il est devenu lui-même l’artiste et le galeriste, le critique d’art et le directeur d’un magazine dans lequel il se critiquait, en tant qu’artiste des expositions qu’il faisait à sa propre galerie.  Mais il est vrai qu’en dehors de ça, il était un artiste moyen. Presque à la même époque que Stieglitz, une artiste incroyable, mais isolée des cercles artistiques de son temps, et restée presque inconnue jusque dans les années 90, Claude Cahun, merveilleuse artiste beaucoup plus importante qu’une série d’artistes célèbres, et pas seulement de son temps. Quand j’ai parlé d’elle pour la première fois à l’Ecole des Beaux Arts d’Athènes en 1999, en Grèce personne n’avait fait référence à elle, ils ne connaissaient même pas son nom. 

Quels sont donc les enjeux que peut porter un artiste « radical » de nos jours ? 

Revenons aux origines du mot « radical » (rizospastis<ρίζοσπάστης en grec) qui provient du mot racine, les racines s’enracinent dans la terre, à la base, aux fondements. C’est celui qui travaille au fond des choses, avec son œuvre, avec les autres – pour l’éradication profonde, la rupture, le renversement radical, qui reconsidère son travail et restaure un langage, on pourrait dire qu’il est radical.  Mais ce que signifie d’être aujourd’hui, un artiste radical, par exemple, au Niger, je ne le sais pas. 

En Grèce, les enjeux du radicalisme dans l’art ne semblent pas se poser, par exemple, aux candidats futurs professeurs à l’école des Beaux-Arts et à leurs respectables électeurs, aux possédants et aux demandeurs, ni à ceux qui sont à la tête des institutions, des partis politiques, aux ministres, aux demandeurs d’expositions et aux différents clans d’artistes – disciples de ceux qui les choisissent. Évidentes les réflexions qui en découlent. Ça vaudrait la peine d’étudier comment on pourrait  être un artiste radical aujourd’hui, et pas seulement en Grèce. Ça se peut qu’il ait existé dans le passé des artistes radicaux et aujourd’hui ces mêmes soient profondément conservateurs et étroitement liés au système, ayant comme seul souci la fluctuation des prix de leur œuvre à la bourse de l’art et à leur biographie. Dans l’ancien temps on disait, « et avec le policier et avec le gendarme ». 

 

Manolis Baboussis, Kalithea, 1986, Lambda print, 100 cmx150 cm
Manolis Baboussis, Kalithea, 1986, Lambda print, 100 cmx150 cm

 

« L’expansion du bonheur nécessite-t-il nécessairement Athènes ? » vous demandez dans le poème Athinopoli. À travers votre livre Athènes 1996,  ainsi que les travaux Greek Aesthetic et The land over here is dark vous présentez différents aspects de la capitale grecque et du mode de vie de cette époque (années 90 et début 2000). Parfois avec une humeur d’observation, parfois ironique, vos pensées sur la détérioration de l’environnement, l’usure et les habitudes des habitants, comme sont  perçues à travers votre objectif, reflètent bien la situation qui règne encore aujourd’hui.

Quand Athènes avait soumis sa candidature pour les jeux Olympiques de 2004 – j’avais demandé au ministère de la Culture de financer mon livre Athènes, ils ont regardé horrifiés la maquette et ils ont considéré le livre comme une diffamation ! C’était un travail qui montrait l’usure, le permanent raccommodage et le « bâclé » de cette  ville, mais aussi le charme inégalé de la non-intervention ; Il ne s’agissait pas d’une perception romantique, de laisser l’environnement bâti s’affaiblir comme un organisme vivant ou le préserver à tout prix. Les photos du livre illustrent l’indifférence, l’abandon, l’absurdité de l’activité humaine et chaque chose ou être figuré devient comme des monuments importants de cette ville anarchique.

Une approche qui allait à l’encontre du politiquement correct de l’époque, qui adoptait seulement ce qui ressemblait à l’esthétique et la rationalisation d’une ville européenne. Dans la plupart des films, publicités, éditions de l’époque, la réalité athénienne était ignorée ostensiblement. J’ai montré une ville que les habitants eux-mêmes découvraient comme s’ils étaient des visiteurs. Plus tard, certaines personnes ont commencé à s’occuper de ce Santorin attrayant du futur, mais plus comme un champ de changements possibles, comme un exemple à éviter et c’était bien plus tard comme un champ d’expériences artistiques.

 

Manolis Baboussis, Untitled , 2005, Lambda print, 170 cmx170 cm
Manolis Baboussis, Untitled , 2005, Lambda print, 170 cmx170 cm

 

Nous vivons dans une époque où nous sommes envahis par des images. À quel point le public en Grèce est-il familiarisé avec l’esthétique photographique et l’histoire de la photographie?

Le problème est que même la communauté des enseignants à l’École des Beaux-Arts n’est pas familiarisée avec ces questions. Ils auraient dû depuis longtemps inciter à une recherche systématique tant créative que théorique, dans le but d’étendre, d’améliorer et d’approfondir les études  sur l’esthétique photographique et l’histoire de la photographie.
L’utilisation du téléphone portable et des petits appareils numériques maniables, a grandement facilité la rapidité de prise de vue, ils ont élargi les thématiques et multiplié les utilisateurs de la photo. Ils ont ajouté de nombreuses possibilités créatives, mais également le processus photographique a perdu certaines de ses qualités antérieures. Depuis des nombreuses années, la photo-écran domine, ce qui n’est pas mauvais en soi. Mais quand, par exemple, nous voyons publiées des prises de vue d’une exposition, on a souvent honte en tant que créateur ou en tant que spectateur, on ne comprend pas très bien ce qu’on voit. Le monde s’est habitué à la médiocrité et pas seulement celle de l’image. Plusieurs approches avec les médias photos ont été saturées, d’autres se sont limitées. Mais dans l’art contemporain l’approfondissement visuel avec l’utilisation de la photo associée à d’autres médiums renouvelables reste stable et donne d’excellents résultats.

Notons cependant que si la plupart des professeurs à l’Ecole des Beaux-arts d’Athènes sont de très bons artistes et enseignants, se définissant comme des artistes multidisciplinaires, la majorité d’entre eux considèrent que la photographie n’est pas un art, par conséquent il n’est pas nécessaire que l’étude de la photographie devienne une filière autonome dans le programme des études.  

Le problème ce n’est pas de savoir s’ils adoptent les malédictions du XIXe siècle, de Baudelaire pour la photographie, ni s’ils se fient aux changements apportés par l’ère numérique. En réalité ils soutiennent tout simplement les structures et les filières existantes, et les directions d’études, qui sont trois : la sculpture, la gravure et la peinture avec le système existant des examens d’entrée à l’École des Beaux-Arts (dessiner une tête de statue). Depuis 20 ans, ils continuent de discuter de l’introduction d’un autre système d’examens d’entrée, ou de la création d’une filière de nouveaux médias dans laquelle, si jamais elle se crée, la photographie restera encore un cours et non pas une filière. Je pense que ça restera ainsi pour les 50 années à venir et en réalité, je ne m’attendais à aucune réponse aux questions que j’ai posées lors de ma démission du poste de vice-recteur, et plus tard lors de ma démission du poste de professeur, ni lors de mes positions publiques concernant l’enseignement de la photo laquelle pendant 15 ans – alors que j’étais enseignant – est restée un cours facultatif.  Par ailleurs, depuis ma démission il y a 4 ans, le cours continue d’être un cours sans professeur, avec très peu d’étudiants. 

Le silence du milieu artistique et académique est révélateur de la crise prolongée tant de la conception du médium photographique que des attentes accrues d’accès à une institution comme l’École des Beaux-Arts. La vérité est que ma démission a été principalement adressée à la communauté éducative, et non pas à l’État, lequel ne s’intéresse davantage aux tableaux qui s’accrocheront au Palais Présidentiel. Le pouvoir vous fait perdre votre temps. 

Certainement ce ne sont pas dans les Écoles des Beaux-Arts, ces cliniques, où l’art naît, c’est dans la société où les artistes se forment, là où la douleur naît.

Néanmoins, je suis fier d’avoir enseigné dans cette école où j’ai rencontré des artistes intéressants. Je suis très heureux chaque fois que je vois le grand jardin de l’école avec l’espace en face de la bibliothèque, que j’ai conçu et planté. C’était auparavant des parkings et maintenant, ils sont devenus des jardins, réalisés à l’époque où le recteur était Georges Harvalias et les vice-recteurs Panos Charalambous et moi-même. Bien que ceci ne soit mentionné nulle part… l’important est que ces jardins existent.
Peut-être que si on imprimait nos requêtes, notre travail sur des nappes dans les restaurants entre la salade et le dessert, les gens liraient quelque chose, quelque chose resterait.

 

Manolis Baboussis, Bust,N.Y 1998, Color print, 150x 103 cm
Manolis Baboussis, Bust,N.Y 1998, Color print, 150x 103 cm

 

Chaque projet acquiert une importance particulière en fonction de la période historique et du contexte dans lequel il est présenté. À la fin des années 90, avec la série Busts (1997-1998), vous avez invité le public à réfléchir sur la société matérialiste des centres urbains, qui contrôle et gère l’argent. Aujourd’hui, ces Busts, représentations photographiques frontales des distributeurs automatiques de billets des banques (D.A.B.) semblent  plus actuelles que jamais. Est-ce que cette clairvoyance vous surprend ?

Quand un rayon de soleil traverse les nuages, le paysage acquiert soudainement une clarté. Il attire notre attention comme si on le voyait pour la première fois, c’est comme quand, au milieu de la laideur, on voit un beau visage qu’on voudrait regarder sans obstacles. Je cherche toujours à identifier ces obstacles.

J’aurais pu exposer des vrais distributeurs automatiques de billets, au lieu de 24 photos de leur Buste. Je l’ai fait un peu plus tard en 2008, pour un autre projet similaire, dans un terrain vague dans le quartier de Keramikos à Athènes, dans le cadre du REMAP Project. J’ai exposé un vrai coffre-fort de deux tonnes qui s’est pendu, suicidé. Malheureusement je n’ai pas eu la chance d’avoir de tels sponsors pour les D.A.B., bien que j’aie demandé le soutien financier de l’association des banques grecques !
De l’autre côté les photos des D.A.B., ces Bustes en tant qu’ensemble à deux dimensions fonctionnent différemment : la photo favorise la concentration et l’observation du détail, elle transforme les D.A.B. en des temples ecclésiastiques de l’époque contemporaine.
Je me souviens quand je les ai exposés pour la première fois en 1999 au Centre d’Art Contemporain d’Ileana Tounta à Athènes. Ileana faisait encore le grand réveillon du Nouvel An dans les deux grandes salles de la galerie. Le « Tout-Athènes » assis autour des tables rondes avec des nappes blanches, les serveurs qui s’affairaient penchés sur eux et sur les murs autour accrochés les photos des D.A.B., c’était une image terrible. Ce soir-là m’est venue l’idée – non réalisée – de suspendre mes Bustes (D.A.B.)  sur les murs de la grande salle où se tiennent tous les ans, les repas traditionnels des partis politiques pendant la foire commerciale de Thessalonique. Seuls les symboles de chaque parti changeraient, les salles resteraient toujours les mêmes avec les mêmes tables et les mêmes photos des D.A.B. accrochées aux murs…
Par ailleurs je dois toujours expliquer le pourquoi je photographie de tels sujets. Je me souviens d’un invité à ce dîner de la galerie, un juge suprême, qui m’a demandé pourquoi j’esthétise un objet utilitaire comme les guichets automatiques de Banques ? À Berlin et à New York ou à Paris quand j’ai été arrêté par la police, lors de la prise de vues, je devais aussi leur expliquer le pourquoi. Quand plus tard à une biennale photo ayant comme thème la religion, j’ai proposé les D.A.B. comme des symboles de la nouvelle religion, on m’a proposé de suivre la pratique habituelle d’identification du thème avec l’image, donc quand on parle de l’église, on montre ses symboles établis. Peut-être si on faisait des dépôts et des retraits des sentiments;  d’amour, d’amitié, de jalousie, d’arrogance, d’intolérance, d’hypocrisie… peut-être  ça serait intéressant d’avoir une machine pour leur distribution. 

 

Manolis Baboussis, The Busts installation view, 2014, ISBA Besançon
Manolis Baboussis, The Busts installation view, 2014, ISBA Besançon

 

Une caractéristique spécifique de la série Busts (1997-1998) est l’absence totale de la présence humaine. Cependant, en étudiant attentivement votre travail, nous pouvons remarquer que malgré la quasi-absence de l’être humain, vos images sont généralement profondément anthropocentriques : les objets et les espaces fonctionnent, métaphoriquement ou par métonymie, par rapport à l’être humain en tant qu’expression sociale. Nous aimerions que vous nous parliez de ce choix.

Sans aucun doute je m’intéresse à l’espace, aux objets et à la façon dont ils sont utilisés par l’être humain. Les objets reflètent en soi  une conception de la vie et ont toujours une forme. L’image de l’homme a été pendant des siècles au centre de l’histoire de l’art, l’image d’une colline de morts squelettiques est sans aucun doute une image plus dure que celle d’une colline de vieilles voitures accumulées. L’absence des êtres humains constitue un indice d’une période donnée de mon travail, comme aussi les photographies des tombes. En 1973 à l’hôpital psychiatrique de Volterra, mes premières photos couleur de lits vides soulignaient la condition humaine d’une autre manière. À la vue d’un distributeur des billets automatique (D.A.B.), au-delà des pensées générées par l’immatérialité de l’argent, les automatismes électroniques de contrôle et la surveillance évidente, il y a incontestablement l’omniprésence de la domination bancaire. En 1999, je notais que  la ville de Rome, siège de la domination du Vatican, était pleine aux coins de rue de sculptures de la vierge Marie, aujourd’hui il y a les D.A.B. 

Texte Maria Xypolopoulou © 2018 Point contemporain

Visuel de présentation : Manolis Baboussis, Sans titre, 2014. Installation chaises, blocs de ciment, 220 x 500 x 95cm.