LES INTERSTICES DE LA CRITIQUE, MARION ZILIO

 
Ceux qui autrefois furent les avant-gardes de ce que l’on nomma le « postmodernisme » ont été, par la suite, critiqués au nom de l’idéologie de la Modernité, toujours présente, dans l’époque qu’ils qualifiaient. Pourtant, ils (théoriciens, artistes ou critiques) avaient eu le mérite d’identifier un moment charnière, de l’accompagner, si ce n’est de l’anticiper, précisément, en le nommant. Tel(le) était la tâche (du) critique : séparer, discerner le vrai du faux, saisir la « crise » qui confond le jugement et décider de ce qui reste.

De la postmodernité, dont on ne sait si on n’y est jamais entré, certains en appellent déjà au « post-contemporain » [1] . Effet d’annonce ou vérité ultime de notre époque, le fait est que désormais tout est « contemporain », tandis que l’art contemporain est devenu une grille de lecture du présent ; la pointe sensible et critique par laquelle se pensent le futur, l’infrastructure économique, le système des valeurs, les politiques de droite et de gauche, mais aussi les problématiques inhérentes aux questions d’identité, d’écologie, de Cultural Studies, etc. Dans une époque coincée dans sa contemporanéité, le rôle du critique, parce qu’il se consacre au « devenant » et non au « devenu », à l’instar de l’historien d’art, semble prépondérant. C’est par lui que se pense – à chaud –, la production (artistique) de ses contemporains, mais aussi sa trajectoire et son inscription dans l’histoire. Or, en amalgamant ce qui tient du mouvement, et qui est donc susceptible d’être remplacé, avec ce qui relève de la contingence d’une époque, les marqueurs temporels et conceptuels se sont brouillés et confondent celui qui se prête au jeu délicat du « législateur ». Si l’art contemporain ne semble répondre d’aucun critère, ce qui en fait son premier critère, au nom de quoi opérer des différenciations critiques, du moment où ni le nouveau ni la contemporanéité ne le permettent plus ? La critique traditionnelle, celle du jugement et de la séparation, s’achemine-t-elle vers une logique post-critique ?
 
La crise de la critique ?
Fut un temps où la critique d’art bénéficiait d’un pouvoir quasi absolu. Mal aimée par les artistes, dont la réputation dépendait pour une large mesure du « goût » de l’auteur, la pratique s’est autonomisée et distinguée comme genre littéraire en soi avec la modernité. Les jugements péremptoires d’un Diderot finirent d’instruire un style et, avec lui, une partie de la création qui lui était contemporaine. Comprenons que l’art moderne ne disposait que d’un seul moyen de rencontre avec le public : l’exposition. Contrairement aux œuvres littéraires qui s’adressaient directement au public, il réclamait un effort, que l’on se déplace pour voir et apprécier les œuvres qui étaient, de ce fait, à la merci de l’information et de la communication, et donc de l’intermédiaire qui en faisait l’éloge ou le blâme.
            Avec la reproductibilité technique, les « vues d’exposition » sur les réseaux, la multiplication des revues, le tourisme culturel des Foires ou des Biennales, le rapport aux œuvres et à l’art contemporain s’est transformé. Le sujet et l’objet de la critique aussi. La critique d’art avait pour finalité d’évaluer et d’influencer l’art de son temps, aussi se devait-elle d’évoluer de pair avec l’objet qu’elle examine. Or c’est bien parce que l’art contemporain, né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est devenu un objet protéiforme en prise avec un écosystème qui le dépasse que la fonction du critique s’en trouva affectée. La critique d’art, couverte de la poussière de ses gloires passées, figée par la reconnaissance d’une ONG comme l’AICA, (l’Association International des Critiques d’Art), en place depuis 1950, n’aurait-elle pas su ou voulu opérer les changements auxquels son époque et son objet l’invitaient ?
             Destituée de son piédestal et de sa place de censeur, la critique a commencé à se déliter à l’endroit de sa plus profonde légitimité. Elle rencontre, en revanche, un écho déconcertant dans les glissements sémantiques qui mènent de l’activité au personnage qui la pratique, et de ces pratiques et praticiens au fait critique , à la criticité . La dimension vernaculaire d’internet, de même que le nivellement entre basse et haute culture ont conduit à un élargissement de la critique. À la formule de Beuys, « chaque homme est un artiste » se troque celle du tout critique (ou tous critiques). Du post Facebook aux blogs, en passant par les like , chacun s’arroge le droit de commenter, d’invalider ou d’encenser les dernières productions artistiques, au point que se dessine un horizon du procès, dont la qualité et l’autorité du jugement n’ont d’égale que celle de la visibilité de son auteur.
            Au tout critique se perçoit paradoxalement, dans le champ de l’art contemporain, une baisse tendancielle de la criticité chez les critiques professionnels. Comprenons que la précarité de la profession, ajoutée aux pressions financières que subissent les revues et les différentes structures ou institutions, a conduit à des formes de censures ou pis d’autocensure, dont les conséquences ont peu à peu neutralisé les contributions et, de manière plus générale, fait dériver la critique.
 
Post-critique
Toute crise passe par une phase résolutive, ou post-critique.
À l’avant-poste des mutations de l’art contemporain, les « faiseurs d’expositions » comprirent, très tôt, que leur rôle devait évoluer. La crise du dispositif expositionnel, pris en défaut par l’institutionnalisation de formes relevant du « non-art » ou du display des foires, transforma la fonction des commissaires d’exposition. C’est ainsi que la figure du curateur s’immisça dans le jargon, en s’imposant peu à peu comme celle d’un rédempteur qui prendrait soin des œuvres. Le changement de vocable qui mena du commissaire au curateur, s’il fit couler de l’encre, quant à l’ascendance policière ou la mise sous curatelle des artistes, posait le ton. Quelque soit la dénomination choisie, ce qui importe désormais est de saisir le « hors champ » de ce qui se pense, la mise en commun. Autrement dit, c’est par l’instauration de plateformes permettant de nouvelles formes de solidarité ou de compagnonnage qu’artistes et commissaires travaillèrent, en amont et en aval des expositions.
            La critique accusait son objet, elle accusait ses auteurs comme ses récepteurs en attente que soit validé ou invalidé ce qui appartenait au registre de l’art contemporain. Elle jouait le jeu de la médiation savante dont avait besoin le curateur pour diffuser sa vision, en déployant un arsenal conceptuel susceptible de compléter ou de distancer celui du commissaire. Elle commentait la mise en relation des œuvres, leur circulation dans l’espace, ou le bien-fondé de tel ou tel sujet d’exposition. Si bien qu’à la critique d’œuvres se substitua une critique d’exposition.
             Or ce que l’on prit pour une évolution fâcheuse de la profession annonçait bien davantage des manières infiniment variées de faire de la critique, d’ écrire l’art ou de penser avec l’art. Depuis longtemps, elle se situait dans une zone limitrophe entre descriptions, interprétation, science, théorie, histoire et genre littéraire, dont la finalité était, pensait-on, d’éduquer le public. « Le critique n’était plus un arbitre infaillible, mais un conseiller dépourvu d’autorité, un intermédiaire entre le monde artistique et son public » [2] . Naviguant de son poste d’ordinateur vers les ateliers d’artistes, elle développa la part orale de son activité par un travail de conversation avec les artistes, dont elle rendait parfois compte dans des portraits ou des entretiens. La critique d’art est devenue performative, dans sa manière de faire et de se faire voir. Renouvelant son format de l’intérieur, assumant pour certains sa nécessité objective et pour d’autres sa contingence subjective, elle s’est habillement faufilée dans les failles, les à-côtés, la spéculation plus que la canonisation. La porosité entre les pratiques critiques et curatoriales sonna le coup d’envoi d’une nouvelle clinique entre les acteurs et les formes ; un voisinage qui se recompose dans les interstices.
            Récemment quelques expositions ont tenté de remédier aux limites de la critique traditionnelle, en l’investissant de cette nouvelle mission. Non pas écrire sur ni à partir de l’art, mais avec l’art. Écrire avec l’art veut dire, composer avec l’artiste, mais aussi avec les œuvres ou le médium exposition. C’est ainsi que lors de la rétrospective de Maurizio Cattelan à la Monnaie de Paris, un certain nombre de « personnalités de la vie contemporaine », de Jack Lang à Bernard-Henry Levy, en passant par Hans Ulrich Obrist, Christian Boltanski, Augustin Trapenard ou Audrey Azoulay, furent invitées à écrire, non pas un cartel, mais un texte tentant de prolonger ou de faire bifurquer l’œuvre de son contexte de création et de production. Procédé qui se trouva encore mis en pratique lors de l’exposition de Camille Henrot au Palais de Tokyo. Le revers de cet état de fait fut, on s’en doute, d’instruire une légitimation de l’œuvre par l’instrumentalisation du discours et l’autorité de la personne qui le délivre. Il contribua encore à l’élargissement de la criticité , du personnage à la pratique, au fait critique. Mais il révéla également un punctum de notre époque. Du curateur, dont on répète bêtement l’importance au soin qu’il prodigue, la critique devint également l’objet d’une clinique . Non plus diagnostic posé à l’endroit de l’œuvre ou de son écosystème, mais expérimentation des marges, critique comme rencontre, voisinage, performance et co-adaptation de plusieurs formes. La réversibilité des discours et des pratiques, ajoutée au risque d’instrumentalisation réciproque, constitue, en cela, la plateforme d’un horizon post-critique, voire peut-être, post-contemporain.
 
Déjà le post, de postmodernité
La postmodernité, née dans le sillage des philosophies françaises de la seconde moitié du XX e siècle, avait fait émerger un groupe d’intellectuels et d’artistes qui, pensant avoir identifié un tournant, répondaient en réalité de ce dernier, créant ainsi les ruines de ce qu’ils pensaient avoir découvert. Ce que l’on nomma par la suite la French Theory fut la première a se lasser de l’époque dans laquelle elle se situait. En contribuant à la crise du sujet critique, elle avait contribué à son essoufflement programmé. Accompagnant la fin des idéologies et des grands récits, la postmodernité devint le moment d’une déconstruction, mais aussi d’un arrêt sur image. Fredric Jameson, lui-même, admettait que « la théorie du postmodernisme fait partie de ces tentatives : un effort pour prendre, sans instrument, la température de l’époque, et cela dans une situation où l’on n’est même pas sûr qu’existe encore quelque chose d’aussi cohérent qu’une « époque », un Zeitgeist , un « système » ou une « situation actuelle » [3] .
             Aujourd’hui, un même désir de changer de paradigme se fait entendre. Post-contemporain. Nous y sommes, que nous le voulions ou pas, que cela sonne comme une provocation ou une niaiserie, que cela fasse bavarder ou que cela ait de réels effets. Le terme post-critique s’inscrit dans la droite ligne de ce probable écueil. Après la critique ? Ce serait oublier que le post n’a jamais eu pour vocation d’annoncer une fin, mais bien plutôt d’instaurer artificiellement un arrêt ou une remise à zéro des compteurs, hors du temps. Ce hors temps est encore ce qui peut nous permettre d’échapper à la contemporanéité de l’art contemporain, à son brouhaha joyeux, au fait qu’usant d’un même mot pour d’écrire un rapport aux productions et un paradigme d’époque, l’esprit critique, au sens étymologique de « séparation » tend à se déliter. Ainsi que le souligne Bourriaud, « moins nous disposons de grands récits nous permettant de décoder l’aventure humaine en termes d’origine ou de destination, et plus la culture contemporaine se recompose autour d’une recherche de l’autre, du voisinage, de proximité, d’utopies quotidiennes »[4] . S’il faut analyser l’hypothèse du post-critique, le prendre au sérieux, en percevoir les résonances, les effets et les conséquences que cela pourrait coûter à l’art, alors commençons par en cerner les présupposés, échafaudons les plus rapidement qu’il n’est permis au style de s’installer, pour que, peut-être, sa tâche idéologique coordonne de nouvelles formes de pratiques et de pensée visant la fabrique d’un commun.
            La pratique post-critique est délicate, car elle réclame un réajustement des outils et des finalités, elle nécessite que soit mis à mal, avec les outils par lesquelles elle se pense, ce par quoi il faut tuer ces mêmes outils et, par effet de réciprocité, l’objet qu’elle prétend identifier : non pas l’art, mais le contemporain de l’art contemporain. Pour rendre effectif, le post-contemporain, pour qu’enfin une page soit tournée, il faut mettre à mort ce qui le maintient dans son jus. Dans l’écosystème très serré de l’art contemporain, dans lequel chacun des acteurs se tient fermement la main tout en se tordant le poignet, il faut jeter un grain de sable dans l’engrenage pour que soudain chacun des maillons trop bien huilés puisse révéler ses terribles effets. Le terme post-critique, comme le skandalon grec, est une pierre d’achoppement, le piège ou le caillou qui fait trébucher la critique et lui permet d’opérer un pas-de-coté, celui par lequel elle se fera non plus seulement le juge, mais aussi le témoin.


[1] . « Tous post-contemporains ? », Diacritik, https://diacritik.com/tag/post-contemporain.
[2] . Bibiane Fréché, À propos des numéros thématiques « Où en est la critique ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 13, 2007 et « Puissance et impuissance de la critique », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 26, 2008.
[3] . Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique du capitalisme tardif, Paris, les Beaux-arts de Paris, 2011, p. 17.
[4] . Nicolas Bouriaud, Formes et trajets, tome 2 : Topologies, Paris, Les presses du réel, 2018, p. 11.
 

 
 
Image de couverture : Sucklord , Work of Art, Jerry Saltz “Important Art Critic: Defender of Taste and Culture”, 2018.