Jean-Michel Basquiat ou le Nègre cool et moderne…

© Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage

Que retient-t-on systématiquement de Jean-Michel Basquiat ? Quel est ce récit qu’on lit et entend habituellement ? Et surtout, pourquoi Jean-Michel Basquiat est devenu une figure moderne et « coolifiée » du Nègre ?  

Malgré les expositions qui s’enchainent, le même discours est à chaque fois mobilisé. Quelques traits seulement : Brooklyn. L’accident de voiture. SAMO pour « same old shit ». Annina Nosei (galeriste italienne importante dans la carrière de Basquiat). Son ascension. Lizzie Himmel le photographiant  pour la couverture du New York Times en 1958. Andy Warhol. Enfin, sa mort. Et entre ces lignes : sexe, cocaïne, heroïne, héroïnes (Madonna, Suzanne Mallouk), déchéance, stigmates, paranoïa – car il faut bien à la fin le psychiatriser. Ce récit est le même, à la fois dans le documentaire de Tamra Davis The Radiant Child  sorti en 2010 (qui consolidera le mythe), dans le film réalisé par Julian Schnabel : Basquiat sorti en 2011, mais aussi en France : dans la biographie de Michel Nuridsany Jean Michel-BASQUIAT parue à Flammarion en 2015, et dans le livre fictionnel de Pierre Ducrozet  Eroica  sorti cette année aux éditions Babelio. En plus d’être répété et très légèrement modifié, ce récit met de côté beaucoup d’autres choses : l’histoire de Basquiat et son rapport complexe à l’Afrique, l’histoire de sa créolité qui palpite dans son œuvre (et nous féliciterons le romancier Ernest Pépin et son livre Le griot de la peinture, paru en 2014, pour avoir su dégager dans le personnage les nœuds et tensions de son œuvre créolisée) et la force créatrice qui dépasse les seules peintures (musique, écriture (peut-être, projets d’un ou de plusieurs romans ?))  – voyez la force de ces seules phrases au coin d’une note cryptée dans son carnet  : « I FEEL LIKE A CITIZEN IN THIS PARKING LOT COUNTY FAIR / IT’S TIME TO GREYHOUND AND COME BACK A DRIFTER / PUT IT ALL IN ONE BAG ».

(Peut-être, le scénario d’un film ou le début d’un roman ou bien seulement l’éclair d’une image dans cette note : « SHE LOOKED HER THIRD EYE ACROSS THE PARLOR AT A SINSAE DIPLOMAT FROZE UNDER PALM AT AN ESCAPIST RESORT ON THE BEACH THRU THE WATER HER EYE BECAME A BEGGAR IN SPAIN IN FRONT OF A TOURIST TRAP HER VOICE…1)

Ce discours canonique, qui omet bien des détails, traite Basquiat comme un puits aux fantasmes, exactement à l’image de ces figures que sont le Nègre et l’Afrique qui, analysées sous la plume du philosophe Achille Mbembe, sont de véritables puits à délires. Figures souples,  en-deçà et en-dessous du réel, nées de la fantasmagorie occidentale, elles se sont dégagées, floues, de la libre imagination des missionnaires, écrivains de chambre ou encore ethnologues. Dans ce cas-là. Parler de l’Afrique. C’est parler de soi, par soi, pour soi. C’est l’occasion d’aiguiser les brillances de son écriture, d’élargir son imagination, de dépasser les cadres du possible, de côtoyer, « Mère-Folie » (source de toute bonne création), de revenir sur soi-même pour s’approfondir, approfondir les murs coins et recoins de son être et briller d’audace devant la société des compères. Ici, nous pensons à Eroica de Pierre Ducrozet : cassures de rythmes, audaces stylistiques à l’image des coupures et des jets de peintures de Basquiat, narration mise en pièces, tableau des journées « endroguées » de la star Basquiat et enfin, puis surtout : délires sexuels. L’écrivain et critique Michel Nudirsany n’hésitera pas dans sa biographie à nommer un sous-chapitre: Le plus joli pénis. Corps (et quelque peu esprit) réifié, ultra-sexualisé. Parfait pour le roman. Ces deux derniers livres sur Basquiat échouent à dégager une vue non empreinte de vieux préjugés racistes. Autant chez Michel Nuridsany que chez Pierre Ducrozet, Basquiat est et reste une figure servant de puits aux fantasmes. Bien que lui-même ait cultivé l’ambiguïté, le flou et le « allez-vous faire foutre ! » lancé aux journalistes ou aux trop curieux, ce n’est surement pas une raison pour délirer, fabuler systématiquement et, surtout, ne pas s’appuyer sur ses œuvres et ses quelques notes qui disent déjà assez pour lui. La figure de Basquiat –  version cool et moderne du Nègre – continue d’apporter énormément de flux d’argent. Alors que son œuvre comme ses notes comme ses entretiens donnent l’image d’un outsider radical et contradictoire. Comme cette colère qu’il garde toujours – cri toujours en éveil, prêt à faire détraquer une pluie de coup de couteaux.

– J’VOUS ENMERDE !

Pourquoi est-ce si intéressant de remarquer systématiquement que ceux qui écrivent sur Jean-Michel Basquiat écrivent amplement sur lui mais énormément pour eux ? Parce qu’ils témoignent (probablement malgré eux) de la survivance de la figure du Nègre comme corps à fantasmes. Ils disent : « Basquiat dansait bien », « mais vous savez, il plaisait énormément », « il était grand et beau, il était cool et rayonnait, c’est important de le dire », « c’était un vrai artiste noir tragique »  – en vrai, on s’en fout, non? Et qu’est-ce que ça serait un « faux artiste noir » ? Comment ne pas voir que, dès son vivant, il était constamment victime du fantasme des autres ? A commencer par le milieu de l’art. Il s’agit de le « coolifier » pour n’en faire qu’une figure du « rebelle bourgeois », comme c’est d’ailleurs souvent le cas pour ceux « mis-au-banc-du-Lieu » qui se retrouvent, une fois visibilités et racontés, totalement « désocialisés » (on oublie tout, on ne garde que le nécessaire). Aussi, j’ai oublié. Surtout : l’infantiliser. Parler d’abord d’intuition, de force, d’énergie, d’émotions mais très rarement de raison, de contrôle. Toujours le traiter comme un bien, comme une évidence qui s’imposerait d’elle-même. S’il est bien vrai que ces proches ont et continuent de raconter Basquiat, il s’est aussi énormément raconté (entendre : inventé ou mythifié). Pourquoi systématiquement le présenter comme victime des substances, de la drogue ? Comme s’il fallait toujours en faire un cas clinique. Encore une fois, les vieilles représentations du Nègre demeurent. Et ceci, n’est pas un hasard. Il serait juste de dire, à tous ceux qui continuent de voir le Nègre comme le dépôt de leurs délires, que ces mêmes réceptacles (au demeurant humains…) de leur fantasmagorie les emmerdent en pratique. Que fait le colonisé, en outre, au colonisateur et ce en phase de décolonisation ? : « Pratiquement, je l’emmerde »2.  

1 Tous ces extraits sont disponibles dans le livre édité par Larry Warsh : The Notebooks, Princeton, Princeton University Press, 2015
2 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte / Poche, 2002(1961), p.48

Texte Chris Cyrille © 2018 Point contemporain

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