Lecture pour gilet jaune (1/2)

Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus

Tandis que le mécontentement s’abat sur la France et que The Square brule à Paris… nous vous conseillons un peu de lecture sur les barricades pour aborder sereinement la révolution Automne – Hiver : Sisyphe, cet autre gilet jaune. C’est parti !

Alors que les râles sont là, petit retour avec Camus pour tenter de comprendre ce qu’il nous arrive. Le mythe de Sisyphe commence par une question simple, mais fondamentale : La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? Afin d’y répondre, Albert Camus oriente sa recherche autour du sens même que chacun espère donner à sa vie. Ceux qui désespèrent de le trouver recourent parfois au suicide, tandis que d’autres feront d’un petit machin, autrement appelé un but, une raison suffisante pour justifier l’intérêt de son existence.

Le Mythe de Sisyphe illustre pour Albert Camus le parcours répétitif de ce “jeu mortel”, dont l’issue est connue d’avance. Pour autant, il faut s’y adonner malgré la force de l’habitude et du temps. Mais comment ? Sinon, il reviendrait à se suicider maintenant, action qui résulte à la fois d’un abandon, ou plutôt d’un courage à s’avouer la fatalité insurmontable de son destin. A l’inverse, le suicide peut exprimer un geste sans réflexion, témoin “d’un chagrin intime” auquel le monde est resté indifférent. “Mourir volontairement suppose que l’on a reconnu le caractère dérisoire de l’habitude, de cette agitation quotidienne insensée et de l’inutilité de la souffrance.” Ainsi exprimé, cela paraît totalement absurde de vivre dans ces conditions, si ce n’est de faire de cette absurdité, le sens même de sa vie…

L’espoir. Voilà le mot qui permettrait de duper l’homme, face à la réalité de son existence, que ce soit par une croyance idéologique ou religieuse, symbole du “souffrons suffisamment ensemble, demain tout ira mieux, nous serons sauvés”. Telle une tricherie que l’homme se fait à lui-même, vouant sa vie à des idéaux qu’il estime supérieurs. Ce qui reviendrait, comme le suicide, à une autre façon de tenter d’échapper à l’absurdité de son existence. Camus décide de matérialiser cette pensée à travers Le Mythe de Sisyphe.

Telle est l’image d’un homme condamné par les dieux à pousser sa pierre en haut d’une montagne pour la voir aussitôt redescendre, et recommencer éternellement ce chemin. Elle illustre l’Absurdité comme concept. Mais Camus va avant tout s’intéresser aux pensées qui accompagnent Sisyphe lorsqu’il retourne au pied de son calvaire. “Les Dieux avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir”. Mais qu’en est-il réellement pour Sisyphe de cette condamnation ?

Dans son analyse, Camus montre que le malheur de Sisyphe, héros absurde, pourrait résider dans le fait qu’il ait tenté d’enchaîner la Mort pour se débarrasser d’elle (selon la version d’Homère), se condamnant à l’éternité. Ce renversement sublime, cet instant où l’Homme redescend de sa montagne, et prend alors conscience que son immortalité le condamne à s’accomplir quelque soit l’ingratitude de sa tache. Ainsi, la conscience que l’homme a de sa misérable condition lui permettra de se transcender en acceptant son destin. Voilà une idée que Nietzsche exprimait déja à travers l’Amor Fati : quoi qu’il advienne, l’Homme doit apprendre à aimer sa vie. Telle est sa tragique victoire, celle de s’être avoué la vérité.

On retrouve ici un thème cher à Camus, déjà perceptible dans L’Etranger, selon lequel le bonheur n’est possible qu’en prenant conscience de son absurdité. Nous pourrions traduire ce sentiment par l’expression, “finalement la vie, et donc la mort, ce n’était que ça”. Cette condition permet à l’homme conscient de vivre chaque instant heureux, un peu comme un légume il faut bien l’avouer, sans se soucier de devoir vivre éternellement. On retrouve à nouveau ce thème chez Nietzsche, que Camus cite allègrement, à travers le concept de l’Eternel Retour, et la conscience augmentée du Dasein : “Vis de telle sorte qu’il te faille désirer revivre éternellement”… chaque instant présent. Autrement dit, savoir accepter et se satisfaire de sa condition humaine, telle serait la clef du bonheur. Malgré l’absurdité de la vie, il faut imaginer Sisyphe simplement heureux d’être vivant.

La grande finesse de Camus fait la part belle à l’Absurdité, à cette volonté d’aimer la vie par delà les souffrances quotidiennes. Cette résilience devrait condamner chacun au bonheur, tel Sisyphe qui se pousse à être heureux, en acceptant sa condition. Sinon, en plus de devoir mourir bientôt, un jour, il se condamne doublement à vivre ainsi pas content. Que non ! Soit heureux et tais-toi un peu. Enfin, s’il vous reste du temps, vous réchauffant auprès d’un feu sur les Champs et avant que l’on ne vienne vous y déloger alors que vous étiez simplement en train de philosopher sur votre Existence, relisez attentivement The Strike, une petite nouvelle qui doit toujours se trouver dans Last Exit To Brooklyn de Selby Jr. Attention, préparer le casque à pointe à la lecture d’Hubert !

Gabriel Maginier © 2018

A suivre : Film pour gilet jaune (2/2) – La femme des sables, de Hiroshi Teshigahara