Les partitions de Paul Verlaine

La poésie, affaire de rythme. De mots dans la phrase. Association de mots juxtaposition de touches. C’est une partition qu’il faut déchiffrer. Elle a, ses codes son langage sa sonorité. Ses blanches ses noires. Nous sommes bien peu de choses dans cette histoire. La syllabe donne le ton, fait sonner les phrases. Le rythme fait, un Style. Il est partout l’étendard de son époque. Sa petite musique. Il sort des musées, des bibliothèques, des rues, traine sur les comptoirs tard le soir… Il se boit, se discute, se dispute. Il n’a pas d’heure. Il est multiple. Se maquille. Se déshabille. Se déguise parfois. Il s’envie. Se copie. Se transforme. Il peut être plat, rond, carré, pointu. Déstructuré. Il ment autant qu’il cherche la vérité.

Il donne à la France ses lettres de noblesse, finesse identité mondanités. Il donne à celui qui parvient à l’apprivoiser un nom pour l’éternité. Il arrachera l’homme à sa condition. C’est un visionnaire ! Un sujet possédant l’art, celui de renverser son histoire. Le Style dira de nous ce que nous avons été. Verlaine n’échappe pas à la règle, il la révolutionne. En douceur. Emprunte, vole les mots pour leur musique. C’est un jeu courtois pour mauvais élèves. “Que vont charmants masques et bergamasques / Jouant du luth et dansant et quasi /…/  Tout en chantant sur le mode mineur / L’amour vainqueur et la vie opportune “ (Clair de lune). Mots Sons Formes. Qui se transforment au creux de son voisin. Un instant. Puis s’abandonne à un autre. Seuls ils sonnent, autrement. L’écriture se donne tous les droits. “L’abbé divague.- Et toi, marquis, / Tu mets de travers ta perruque” (Sur l’herbe). Verlaine est un impressionniste. Juxtapose deux couleurs pour en révéler une troisième. La ponctuation nous oblige à les écouter (Sur l’herbe)

– Ma flamme…- Do, mi, sol, la si.
– L’abbé, ta noirceur se dévoile.
– Que je meure, Mesdames, si
Je ne vous décroche une étoile

Un jeu sinon quoi ? Prendre cela au sérieux ? Le vers doit se libérer. La poésie n’appartient à personne. Vraiment. Pourquoi la juger. Verlaine désinvolte, donne à la futilité son sérieux. Le besoin impérieux de ce qui ne sert à rien. Ni ne marche. Ni ne fonctionne bien. “Tels ils marchaient dans les avoines folles, / Et la nuit seule entendit leurs paroles.” (Colloque sentimental). Il suffit d’écrire ces mots, d’entendre leur respiration pour comprendre qu’ils dessinent des formes. Un souffle. En sourdine. “Calmes dans le demi-jour / Que les branches hautes font, / Pénétrons bien notre amour / De ce silence profond.” Ah ! Baudelaire s’est pris les pieds dans un bordel. Il n’a plus jamais trouvé la sortie. Sordide. Un peu de gentillesse n’a pas de prix tard le soir. Plutôt que le réconfort mal embouché du matin. On peut trouver les vers de Verlaine un brin désuets. Oui, Impressionnistes. Peut-être. Vers aux sonorités mélancoliques… “Il pleure dans mon coeur / Comme il pleut sur la ville, / Quelle est cette langueur, / Qui pénètre mon coeur ?” (Romances sans paroles). Pleure Pleut Coeur Langueur Coeur. Verlaine pensif s’offre le temps de la répétition, un refrain. “O triste, triste était mon âme / A cause, à cause d’une femme. /…/ Bien que mon coeur, bien que mon âme /…/ Et mon coeur, mon coeur trop sensible (Romances sans paroles). 

La poésie est un art. “De la musique avant toute chose” (Art poétique). Les phrases c’est du Constable de la première heure. Mais le ciel gronde. Il vient contrarier cette quiétude tourmentée. Pas encore Cubiste, son désir de retourner la table pour composer avec ses débris. Seulement se trouve dans l’impair l’initiation au vers. Secrète. Ce bouleversement intime qui fera sa singularité. “Il faut aussi que tu n’ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise : / Rien de plus cher que la chanson grise / Où l’indécis au précis se joint” (Art poétique). Tout est ici affaire de nuances plus que de couleurs franches. “Pas la Couleur, rien que la nuance !” (Art poétique). L’entre-deux. Pour adoucir sa souffrance. Pourquoi choisir ? L’arrière scène se dévoile. La couleur, celle des bords de Seine, se fait plus sombre. Plus crue. “Chair ! ô seul fruit mordu des vergers d’ici bas, / Fruit amer et sucré qui jutes aux dents seules / Des affamés du seul amour, bouches ou gueules, / Et bon dessert des forts, et leurs joyeux repas,” (Luxures). Affamés. Bouches. Gueules. Chez Manet ! Le miroir des folies bergères. L’envers du décor. Des silhouettes. C’est Egon Schiele qui se dresse dans le noir. Une sexualité qui ne dit pas son nom 

“Amour ! le seul émoi de ceux que n’émeut pas / L’horreur de vivre, Amour qui presse sous tes meules / Les scrupules des libertins et des bégueules / Pour le pain des damnés qu’élisent les sabbats,” (Luxures).

Maudit, oui ! Mais maudit comment ? La question se pose : Pourquoi Verlaine a-t-il éprouvé le besoin de justifier “les circonstances de sa vie” à ceux qui le condamnent ? Une explication que l’on doit à soi-même, sans doute. Mais pourquoi en public. Prouver quoi ? Pour qui ? Cette rhétorique que Baudelaire adressait “Au lecteur”, Verlaine l’adopte dans “Les poètes maudits”. A son tour, il se fait “juge-pénitent” (selon la formule consacrée de Camus dans La Chute). pour se donner une légitimité. Celle de s’exprimer. “Et puis, surtout, ne va pas t’oublier toi-même. Traînassant ta faiblesse et ta simplicité (…) A-t-on assez puni cette lourde innocence ?” (Les poètes maudits). C’est l’éloge funèbre de Verlaine, l’hommage qu’il se fait à lui-même. A la revue nécrologique des poètes du XIX ème siècle. Il se fait le centre d’intérêt de son oeuvre. Sa source d’inspiration. Une compassion rance. Sa trace. Verlaine au confessionnal ! Il cherche de partout, rassemble ce qui est épars. Pour trouver une unité à tout ça. Un sens au langage. S’affirmer enfin. Définir les contours, celui du Style !

Mais qu’en est-il ? Si Rimbaud est un phare. Pour toujours. Pauvre Lélian, anagramme, fait sa réclame et prépare la bande annonce des ouvrages à venir. Bonjour Tristesse. Le sujet a quelque importance, bien entendu. Mais c’est le Style qu’il faut écouter ! Sinon ? Une montagne Sainte-Victoire. Quelle montagne Sainte-Victoire ? Je n’ai rien vu. Ce gros caillou blanc comme il en existe tant ! Et de plus beaux encore. C’est Cézanne. Il lui donnera naissance, l’enracinera. Le Style l’offrira au regard du monde. La donnera à voir : en spectacle. “De la musique encore et toujours ! /…/ Et tout le reste est littérature.” (Art Poétique). Ces quelques vers n’auraient pas déplu à Céline. Il rode l’homme de Meudon. Route des Gardes. Le poète qui écrit des romans. Il arrive. Et Verlaine de s’interroger sur la poésie, son devenir ? “Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! / Tu feras bien, en train d’énergie, / De rendre un peu la rime assagie. Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?” (Art Poétique).

Gabriel Maginier © 2019