La pensée « décoloniale » dans la théorie de l’art, Chris Cyrille
Des expositions avec que des noirs ? Que des minorisés ? Journalistes, critiques ou intellectuels s’insurgent contre ce qui paraîtrait être une « discrimination inversée ». Les voix s’inquiètent. Art press publie dans son dernier numéro (janvier 2019) un dossier, « Black Power à New York », sur les « nombreuses » et récentes expositions d’artistes noirs aux Etats-Unis ; Yves Michaud, Jean-Claude Michéa et d’autres signent une tribune contre les études « décoloniales ». Les minorisés n’ont-ils pas apporté de nouveaux éléments de lecture ? Défrichons un peu, certains qu’il y a dans ces questions de vraies mécompréhensions.
Jack Whitten pour exemple.
Quelle est vraiment la différence entre Homage to Malcolm (1970) de Jack Whitten, artiste afro-américain, et par exemple Jericho (1969) de Barnett Newman, grande figure moderne de la peinture américaine (précisons que les deux tableaux sont assez similaires) ? Car sans le titre, la toile de Jack Whitten n’aurait été un monochrome abstrait à l’image de Newman. Elle n’aurait été qu’une simple référence aux expressionnistes abstraits. Elle aurait peut-être témoigné en faveur de « l’art pour l’art ». Rien de tout cela, ou plutôt, appliqué à tout cela : « autre chose ». Car le monochrome triangulaire et noir de Jack Whitten n’est probablement pas le signe d’un approfondissement crépu des qualités plastiques ou spirituelles d’un aplat de couleur (à l’inverse de ce que les théoriciens et historiens disent en ce qui concerne Barnett Newman) ; ni le signe d’une recherche têtue des variations de plusieurs pigments noirs (Pierre Soulages, Franz Kline…). Plutôt, Jack Whitten joue avec le terme noir qui s’impose ici comme le signifiant de ce que nous pourrions appeler une « conscience noire », poussée et inspirée par Malcolm X, et ce qui tempêtait merveilleusement autour de lui. Voilà une différence entre la peinture de Jack Whitten et celle d’autres modernes. Autrement dit, il y a là – dans l’œuvre – quelque chose qui touche le milieu institutionnel de l’art à cette époque. Il est question pour Jack Whitten de « déclarer une identité » obscurcie dans et par la société américaine, de performer un corps, une conscience qui se sait noire et, donc, particulière dans sa situation et le déploiement de son histoire. N’y voyons pas là d’exclusion (c’est ce que l’on reproche souvent) mais bien une compensation : compenser une Histoire de l’art longtemps faite par et pour le Centre par les Histoire(s) particulières des mis-au-ban-du-Lieu (par « mis au ban » nous entendons les sujets et les collectivités exclus consciemment ou inconsciemment). Ici, la question sociale vient au-devant de la scène et rappelle seulement ceci, que l’art a toujours été le produit et la production du social, qu’il, en tant qu’institution, a probablement toujours été un appareil opérant des coupures de classe, de genre, de « race » et de religion.
(Rappelons aussi cela à ceux qui ne comprennent pas comment peut-on répondre à la « race » par la « race » : historiquement, comme l’explique le philosophe V.Y. Mudimbe1, la structure coloniale française, assimilationniste, n’a pas réellement créé du différent mais a appliqué à ce différent un ordre de valeurs qui lui était propre, elle refusait en même temps au colonisé – « mis-au-ban » de l’Homme – d’accéder à la possession de ces mêmes valeurs et à la possession de valeurs singulières. Double impossibilité. Beaucoup de « collectivités-colonisées » ont donc dû se saisir dans leur « fondamentale différence » : leur culture, leur langue… Ce rappel, pour nous remémorer que dans ces cas il ne s’agit nullement de racisme envers l’autre mais plutôt d’un antiracisme – il peut, et cela est discutable, se parer parfois d’« essences racialistes » elles-mêmes produites historiquement par la « structure coloniale ».)
De là, nous comprenons l’œuvre de Jack Whitten comme ceci : l’émergence d’une « conscience noire » longtemps empêchée dans le lieu de l’art aux galeries immaculées de blanc(s). En s’éloignant du pur « plaisir rétinien » (comme le rappelait Marcel Duchamp), il y a probablement là un passage du « seulement visuel » au « performatif ». Mais il n’est pas question d’un corps abstrait qui performe (comme le corps d’un Jackson Pollock dansant, peignant en mouvement) mais bien d’une subjectivité noire, américaine, dans une situation bien précise dans la société.
Modernité et modernité(s)
Lorsque Mickalene Thomas, photographe afro-américaine, photographie une danseuse qui se grime en « sculpture d’Alexander Calder », dans un lieu rempli de signes renvoyant à la peinture de ce même peintre, c’est de la performativité dont il est question. Soit, mettre au-devant de la scène le corps produisant (le corps d’une femme noire) et non plus seulement le produit – un produit abstrait, totalement autonome, transcendant comme furent de nombreuses peintures modernistes. Il y a là un glissement dans la représentation. Les lunettes à travers lesquelles on voyait l’objet d’art se sont probablement agrandies tout simplement. De même que la modernité s’est éclatée en modernités dans un Tout de monde, et c’est une révision de la modernité qui est en train d’être faite lorsqu’il s’agit de revoir les femmes oubliées et empêchées par exemple. il y a là un réel gouffre, entre ceux qui pensent en « Modernité » et ceux qui pensent en « modernité(s) » – certains qui pensent en Modernité ne voient là aucun problème, dans le cas de Paul Gauguin jouissant à Tahiti de ses privilèges (notamment envers les très jeunes femmes), d’autres qui pensent en modernité(s) voient là un gros problème lié aux situations coloniales, problème qui doit être relevé dans le seul but de rendre l’Histoire effectivement commune et supportable pour tous (et il ne s’agit aucunement de discréditer Gauguin ni même de l’évincer. Seulement, l’Histoire est le produit des imprévisibles du social et non une substance entêtée). Il y a là une coupure paradigmatique entre les deux, un monde qui les séparent. Et voilà que les uns disent (voilà leur complainte) :
Je vois le sol glisser sous mes pieds. D’anciennes leçons apprises éclatent. D’anciens génies explosent (Gauguin) sous les balles de leurs jugements. D’anciennes solidités deviennent des élasticités malheureuses…
Et les autres disent :
Ces figures que l’on m’a toujours imposées nient mon histoire, elles nient l’ampleur de mon héritage et mes traces que sont mes langues. D’anciennes leçons apprises éclatent – et c’est tant mieux – ; d’anciens génies tendent à se relativiser sous les équerres de nos jugements égalisateurs – et c’est tant mieux; d’anciennes solidités deviennent des élasticités heureuses – et c’est tant mieux.
Des intellectuels se brusquent se braquent…
Voilà ce que nous aimerions répondre à certains articles et commentateurs éberlués lorsqu’ils voient des expositions avec « exclusivement » (et ils insistent sur le « exclusivement ») des minorisés. Qu’on leur dise que ces expositions ont pour fonction de produire une prise de conscience, d’élargir en, ce qui devrait être, élasticités heureuses, nos représentations fixes malheureuses. Elles ont pour fonction de compenser les nombreuses expositions sur les mêmes identités par des expositions seulement différentes. Mais pour cela, encore faut-il se mettre d’accord sur ceci : qu’il y a des traces et des taches, dans nos institutions, dans certaines de nos productions, d’un récent passé qui composait en genres et en races, en dominés et en dominants. Et que penser abstraitement ne nous permet ni de cibler ni même de voir ces traces. Régler pratiquement ces questions, c’est laisser des minorisés étendre leurs souffles longtemps empêchés dans les « White Cube » de nos consciences. Du moins, c’est ce que nous pensons, sans que ce soit un axiome, plutôt, nous en sommes convaincus. Nous sommes convaincus que la critique d’art se cogne contre ces questions. Nous voyons que ces questions embêtent parfois, interloquent souvent : l’exposition Le Centre ne peut tenir de la jeune fondation Lafayette Anticipations – principalement focalisée sur les questions coloniales ou post-coloniales – a été critiquée par nombre de critiques d’art irrités par ces questions ; l’espace d’exposition Khiasma en Seine-Saint-Denis a fermé ses portes en octobre dernier. Le dernier numéro d’Art press (celui de Janvier 2019) n’est pas tendre envers ces questions. Des philosophes, écrivains, universitaires ont signé une tribune contre ce qu’ils appellent les « décolonialistes »2. Bref, des papiers s’offusquent, des intellectuels se brusquent, des espaces ferment leur porte…Et s’il s’agit de nous rappeler les dérives de certains mouvements décoloniaux, nous serons d’accord sur ceci : qu’aucun espace, qu’aucune micro-politique ne devrait se traduire en « micro-fascisme »3. Mais alors, devrons nous ajouter, par souci d’honnêteté, que nous sommes bien loin de ça. Car les pensées et études décoloniales sont avant tout (et osons cette poésie) des défricheuses d’humanités. Aimé Césaire, Edouard Glissant, Edward Saïd, Suzanne Roussi, Hélène Cixous portent d’abord, avant et malgré tout l’universel et non le particulier autoritaire. Voilà ce que les décoloniaux nous permettent de faire : de (comme le dirait Glissant) relayer, relater différentes histoires et perceptions. Car en effet, qu’est-ce qu’un Picasso, qu’est-ce que « l’art-nègre » pour un afro-descendant ? Qu’est-ce qu’un Gauguin pour un originaire de Tahiti ou de la Martinique ? Qu’est-ce qu’un « japonisant » pour un originaire du Japon ? Qu’est-ce qu’une « chinoiserie » pour un originaire de la Chine ? « Décoloniser », c’est précisément prendre conscience que ces représentations citées furent surtout des perceptions colonialistes et occidentales. Nous avons aussi besoin de ces études dans la théorie de l’art (et non pas seulement l’histoire de l’art) car elles nous permettent d’arrêter de prendre ces catégories comme transcendantes, comme déjà données et expliquées, pour les prendre enfin comme des choses de l’histoire, qui vivent, trébuchent et évoluent. Nous ne faisons que constater ce qu’Edouard Glissant devinait déjà dans Soleil de la conscience: « Je devine peut-être qu’il n’y aura plus de culture sans toutes les cultures, plus de civilisation qui puisse être métropole des autres, plus de poète pour ignorer le mouvement de l’Histoire. »
1 La « structure coloniale » pensée par V.Y. Mudimbe peut se lire comme l’ensemble des dispositifs mis en place par le colonisateur dans le seul but de dominer des terres, des corps et de créer des marginalités.
2 La tribune est parue dans Le Point en novembre dernier.
3 Selon un terme Guattari-Deleuzien.
Chris Cyrille