Portraits _ Christ Mukenge et Lydia Schellhammer

Christ Mukenge (né en 1988 à Kinshasa, DRCongo) et Lydia Schellhammer (née en 1992 à Konstanz, Allemagne) sont deux artistes respectivement congolais et allemand vivant et travaillant entre l’Europe et la République Démocratique du Congo.

 

Portrait d'artistes Christ Mukenge et Lydia Schellhammer

 

Dessinateurs, peintres et performeurs, ils développent leur travail dans une dynamique d’écho et d’échange l’un avec l’autre, que ce soit pour la création d’œuvres collectives ou personnelles.

Christ Mukenge et Lydia Schellhammer étaient en résidence jusqu’à fin janvier 2019 au MC93 à Bobigny où ils ont réalisé la scénographie de « Nana ou est-ce que tu connais le bara ? » de Monika Gintersdorfer et Franck Edmond Yao. A leur retour à Kinshasa au mois de mars 2019, ils proposeront une exposition accompagnée d’un workshop qu’ils ont appelé « Komplexé » avec une dizaine d’artistes congolais à l’Institut Français.

 

Lydia Schellhammer et Christ Mukenge, Scénographie pour « Nana ou est-ce que tu connais le bara », un spectacle de Monika Gintersdorfer et Franck Edmond Yao - La Fleur, MC93
Lydia Schellhammer et Christ Mukenge, Scénographie pour « Nana ou est-ce que tu connais le bara », un spectacle de Monika Gintersdorfer et Franck Edmond Yao – La Fleur, MC93

 

Lydia Schellhammer et Christ Mukenge, Scénographie pour « Nana ou est-ce que tu connais le bara », un spectacle de Monika Gintersdorfer et Franck Edmond Yao - La Fleur, MC93
Lydia Schellhammer et Christ Mukenge, Scénographie pour « Nana ou est-ce que tu connais le bara », un spectacle de Monika Gintersdorfer et Franck Edmond Yao – La Fleur, MC93

 

Lydie Marchi _ Depuis quand travaillez-vous ensemble ? Qu’est-ce que ce duo de travail vous apporte ?

Christ Mukenge : Nous avons commencé à travailler ensemble en 2012 quand on a créé une sculpture sociale à Kinshasa. En 2016, on a formé notre duo artistique. Le duo nous apporte une expérience « internationale ». En effet, en travaillant en duo, nous compliquons la classification d’être vu en étant noir ou blanc, européen ou africain. C’est le travail qui est vu en premier, et le travail est universel.

Lydia Schellhammer : En travaillant au sein de deux cultures différentes, c’est d’abord notre zone de confort et notre conception personnelle qui sont détruites régulièrement. C’est comme une multi perspective. On peut changer d’avis. Dans les cultures différentes, il y a beaucoup de contradictions qui se mélangent. Ça permet de se questionner et de se contredire soi-même, de rester ouvert à des nouveaux détails de la complexité sociétale et humaine.

Lydie Marchi _ Votre duo a-t-il un nom ?

Lydia Schellhammer  / Christ Mukenge : Oui, le Duo s’appelle Mukenge/Schellhammer.

Lydie Marchi _ Les questions post- coloniales, le féminisme, vos expériences de vie personnelle nourrissent votre travail et l’ancrent au sein de la société. Pensez-vous que cela soit indispensable au processus créatif ? Le travail des artistes doit-il être engagé ? De quelle manière l’est le vôtre ?

Christ Mukenge : Pendant mes études et ma jeunesse, j’étais très influencé par un esprit transmettant une notion de supériorité européenne. A l’école, par exemple, j’ai appris plus sur l’histoire de l’Europe que sur l’histoire du Congo. La question post-coloniale est quotidienne pour moi. En général, il y a cette idée au Congo qu’un vrai artiste doit travailler en Europe. Tout ce qui vient de l’Europe, qui se fait en Europe est mieux, c’est ça dans la tête des beaucoup de gens. Le processus de sortir de cet esprit est un acte artistique qui se retrouve dans mon travail qui est engagé à faire face à ces préjugés.

Lydia Schellhammer : A Kinshasa « être un artiste engagé » ne veut pas dire engager dans un sens idéaliste ou moraliste, mais être motivé et concentré sur l’art. Dans ce sens, nous sommes très engagés. Mon travail artistique n’est pas politique dans un sens classique et n’est pas lié à mon sexe ou mon genre. Que je sois une femme n’a rien à voir avec le résultat de mon travail. L’art doit rester libre et ne doit pas être instrumentalisé. Je travaille sur mes expériences personnelles, qui peuvent être parfois représentatives pour des structures sociétales ou un courant de pensée, tout comme je me retrouve dans une interaction permanente avec des systèmes sociaux. Notre duo est un cobaye pour une idée post-postcoloniale. On se plonge dans des situations confrontatives et dans des malentendus et on documente ce processus dans notre travail. Le résultat est souvent inattendu et incontrôlé.

 

Lydia Schellhammer et Christ Mukenge, Peinture dans l'espace public, Kinshasa
Lydia Schellhammer et Christ Mukenge, Peinture dans l’espace public, Kinshasa

 

Lydie Marchi _ Vous dites que vous trouvez que la localisation la plus proche de vos problématiques réside dans la monstration de votre travail dans l’espace public, voire même dans sa création dans l’espace public en corrélation avec le contexte. Définiriez-vous votre travail comme relevant de l’esthétique relationnelle ?

Lydia Schellhammer : L’esthétique relationnelle amène les objets du quotidien ou des pratiques du quotidien dans la galerie ou le musée. Le public devient un objet expérimental. Christ et moi faisons l’inverse. Nous sommes nos propres « cobayes » et nous mettons dans une situation de « laboratoire » mais pas dans une galerie, dans la vie quotidienne et par exemple dans l’espace public. C’est ce que l’on a en commun avec Nicolas Bourriaud. C’est l’approche expérimentale, l’emploi systématiquement de l’expérience.

Lydie Marchi _ Comment articulez-vous vos pratiques de dessinateurs, peintres et performeurs entre elles ?

Lydia Schellhammer : Les pratiques artistiques qu’on s’est appropriées dans notre duo sont des outils différents qui sont basés sur une même stratégie de travail : spontanée, subjective, incontrôlée, et ce malgré les éléments de notre éducation et expérience professionnelle. Le résultat est un croisement de techniques expressives, de stratégies automatiques, de l’académisme et du mainstream qui représente une connexion entre une compréhension de l’art élitiste et de la culture de masse.

Christ Mukenge : Nous articulons les médiums entre eux. Ils fonctionnent ensemble dans un travail plastique où les genres se croisent. La performance, par exemple, peut porter en elle des éléments identiques à la peinture, la sculpture et le dessin. Souvent, l’interaction avec le public est plus facile si les genres se mixent, surtout comme nous avons un public très divers, c’est mieux de travailler aussi avec des médiums divers. La performance pour moi est plus liée à des pratiques sans éducation intellectuelle comme le rituel. Les rituels sont liés à des notions qui ne sont pas accessibles à tous les personnes. Sur lesquelles on doit initier une personne. C’est la même chose dans la performance, sans connaître on reste spectateur. Dans un rituel il y a des spectateurs et des initiés. De la même manière. La plupart des congolais peuvent voir une performance et penser que c’est un rituel qu’ils n’ont jamais vu et auquel ils ne sont pas initiés. Tandis que dans la définition européenne, c’est une pratique artistique. Une forme artistique qui prend une autre forme devant le public congolais, parce que ressemblant  à un rituel. Au contraire, la peinture que je fais est souvent basée sur mon éducation académique.

 

 

Séance de travail dans l'espace public de Lydia Schellhammer et Christ Mukenge
Séance de travail dans l’espace public de Lydia Schellhammer et Christ Mukenge

 

 

Lydie Marchi _ A ce sujet, quel est votre parcours à tous les deux ? Êtes-vous allés en école d’art ou êtes-vous autodidacte ? Qu’est-ce qui est enseigné à l’académie des Beaux-Arts de Kinshasa ?

Christ Mukenge : Oui, j’ai fait une école d’art à Kinshasa. J’ai obtenu mon baccalauréat en céramique. Après, j’ai continué à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa en peinture. Puis, je me suis retrouvé dehors parce que j’ai voulu découvrir ou faire de ce que j’ai vu ou appris qui n’était pas enseigné à l’Académie… C’est quand l’art contemporain est arrivé en 2006 avec le partenariat de l’école des arts décoratifs de Strasbourg. Là, j’ai compris qu’on pouvait être libre dans son imagination, on pouvait faire plus que du réel. Le cours que nous avons appris en peinture à l’Académie se limitait au réalisme. La découverte de l’art contemporain était pour moi une révolution. Jusqu’à aujourd’hui il y a une « guerre » entre l’académisme et le « kontempo », qui a fait même que j’ai dû arrêter mes études.

Lydia Schellhammer : J’ai fait un Bachelor de la pédagogie de l’art et la peinture à l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa pendant une année. Je viens d’un milieu social qui n’est pas trop ouvert à l’art contemporain et à une idée de l’art pour l’art. C’est pourquoi j’ai d’abord étudié la pédagogie en pensant que l’art doit avoir une fonction ou un sens d’extérieur. C’est à Kinshasa que j’ai commencé à apprécier l’art libre et indépendant.

Lydie Marchi _ Pouvez-vous aussi me parler de vos influences ? Que ces dernières relèvent du domaine des arts visuels, du cinéma, de la littérature, de la cuisine, des cultures populaires, etc.

Lydia Schellhammer : Ce qui nous intéresse beaucoup est de trouver une connexion entre une compréhension élitiste de l’art et de la culture de masse, de la culture populaire. Le résultat visuel est une combinaison des techniques expressives, de la peinture académique et du mainstream quotidien. En terme de concept, je m’intéresse à Bill Kouelany, Jonathan Meese et Barnett Newman. En terme de technique, à Basquiat, Baselitz mais aussi au langage visuel des bandes dessinées. La littérature et la psychologie influencent aussi mon travail, notamment les grands penseurs tels que Nietzsche, Fanon, Brecht, Freud mais aussi la manière d’écrire postmoderne de Botho Strauß, une écriture qui est très subjective et presque comme les écritures automatiques.

Christ Mukenge : Il y a beaucoup d’artistes qui m’ont inspiré : tels que Basquiat avec ses peintures. Parce qu’il y a une expression qui démontre la pensée libre de l’artiste de critiquer et de donner son point de vue selon sa perception. En 2007, à Kinshasa , il y a eu une performance de Steven Cohen1. C’était la première performance que j’ai pu voir et elle m’a beaucoup influencé car elle permet de parler de sujets tabous qui ne sont pas admis dans mon pays. Et, je suis motivé dans mon travail d’une manière radicale. Le radicalisme, pour moi présente un caractère absolu, total ou définitif. Autour de la société du Congo on trouve des sujets qui ne sont pas développés, comme la sexualité. Dans ma réalité de vie ce n’est pas admis. C’est le cas de l’homosexualité, la sorcellerie, les rituels, tandis que ces sujets sont présents dans la vraie vie, dans la société et dans l’environnement. Mais c’est comme tabou…

 

Lydia Schellhammer, Mundele na ngai, Acrylique et crayon sur toile, 80 x 20 cm, 2018
Lydia Schellhammer, Mundele na ngai, Acrylique et crayon sur toile, 80 x 20 cm, 2018

 

Lydie Marchi _ Pouvez-vous m’en dire plus sur « Nana ou est-ce que tu connais le bara ? » ? Est-ce la première fois que vous travaillez sur un projet de décor pour les arts vivants ? De quelle manière reliez-vous ce projet à vos projets plus personnels ?

Christ Mukenge : Le travail que nous avons fait au MC93 est plus une scénographie qu’un décor. Le groupe La fleur fait du théâtre contemporain qui est beaucoup lié à la performance, la mode et l’art plastique. Nous nous sommes bien retrouvé dans l’équipe. Nous avons eu la liberté de créer la scénographie selon notre compréhension du projet. Notre travail pour Nana est un travail d’art plastique. Nous avons développé la scénographie en parallèle avec le développement de la pièce. La metteure en scène et l’équipe rapprochent l’ancienne histoire de la Nana de Zola avec l’actualité contemporaine. On retrouve beaucoup d’aspects que nous traitons dans nos projets personnels dans la pièce de Nana et dans le travail de La Fleur en général. Des thèmes postcoloniaux y sont présents et nous avons aussi contribué à ajouter des sujets personnels dans la pièce.

Lydia Schellhammer : La scénographie que nous avons réalisée contient des peintures de grand format qui ont été créés pendant les répétitions des acteurs et qui sont une réaction très directe aux interactions des acteurs entre eux et avec nous. La pièce elle-même interagit aux réalités quotidiennes de chaque artiste et correspond bien à la stratégie de travail que nous avons développée au sein de notre duo. C’est très intéressant de connecter les arts vivants avec l’art contemporain, ça déconstruit des conventions du système de l’art qui est sur place à l’instant et qui est difficilement accessible des fois. Nous voulons travailler partout et avec tout le monde, comme le disait déjà Rodchenko. Le plus inhabituel est la situation, le plus intéressant est le processus artistique.

Lydie Marchi _ « Komplexé » se déroulera au mois de mars 2019 à l’Institut français de Kinshasa. J’aurai le plaisir d’y donner deux conférences. Quelle est la genèse de ce projet ? Que signifie « Komplexé » ? Souhaitez-vous développer ce mode de travail collectif à l’avenir ? Comment avez-vous choisi les artistes ? Qui sont-ils ?

Christ Mukenge : Komplexé est un mot à la « kinoiserie », une expression locale de Kinshasa. Ça fonctionne comme une insulte et c’est en même temps un terme psychologique qui décrit des sentiments qui conditionnent le comportement d’une personne dans une manière inconsciente. Le projet était inspiré par des auteurs qui traitent de sujets postcoloniaux, et surtout par Frantz Fanon. Depuis la parution de son livre, Peau noire, Masques blancs édité en 1952, beaucoup d’idées ont coulé. Fanon écrit, par exemple, que tous les problèmes commencent au moment où l’homme noir veut devenir blanc et l’homme blanc veut devenir noir. Les gens au Congo se mettent dans la tête que les choses doivent se passer à l’européenne, c’est psychologique. C’est comme si on restait dans un trou noir, ça devient flou, cet essai d’imiter une autre culture. Le travail de groupe est toujours intéressant quand on travaille sur des sujets qui concernent la culture populaire. Le travail collectif permet d’avoir plusieurs points de vue qui peuvent mieux représenter la complexité des phénomènes populaires.

Lydia Schellhammer : L’idée pour le projet Komplexé est né de nos propres chocs culturels. Le fait de se retrouver dans des cultures différentes signifie se retrouver dans un autre contexte, être aperçu de manière totalement différente, jusqu’à ce que la perception qu’on a de soi-même ne corresponde pas du tout avec la façon d’être aperçu. Cette expérience pousse à développer une multiperspective, à questionner sa propre perception sans arrêt et à développer une curiosité pour les réalités cachées. Des fois c’est très douloureux, des fois c’est très drôle. Je suis très curieuse de voir comment va se passer le travail collectif, dans la mesure où le sujet a beaucoup de potentiel conflictuel. Les artistes que nous avons choisis viennent de champs très différents. Nous avons choisi des artistes avec une filière académique, des artistes de la scène libre contemporain et des artistes populaires. Les âges et le grade de professionnalisme sont aussi différents. Avec ce mélange, nous espérons avoir des discussions vivantes, des opinions très différentes et comme résultat une présentation artistique contradictoire.

1 – A voir ici : https://vimeo.com/90106272 

 

Lydie Marchi _ On se donne rendez-vous du 12  au 17 mars prochain à l’Institut Français de Kinshasa pour découvrir le résultat de ce workshop !

 

 

Christ Mukenge et Lydia Schellhammer, Performance avec GintersdorferKlaßen, Dialog direkt Kinshasa - Berlin, HAU2 Berlin
Christ Mukenge et Lydia Schellhammer, Performance avec GintersdorferKlaßen, Dialog direkt Kinshasa – Berlin, HAU2 Berlin