Le retour du contemporain, Marion Zilio

D’où vient qu’un mouvement artistique s’élève et puis s’éteigne ? Que l’on décide de changer d’époque et de paradigme esthétique ? Et si l’art contemporain, né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était arrivé à sa fin ? Davantage que l’idée de limites ou de limitations à repousser – ayant formellement et conceptuellement occupé une grande part de l’art ces dernières années –, la fin dont il serait question aurait trait à la finalité recherchée par une époque. Sorte de ruse ou de contrat tacite d’obsolescence programmée avec elle-même, l’époque viserait-elle un moyen de mettre fin à ce qu’elle produit ?

Le fait est que nous assistons aujourd’hui à une superposition de crises – financière, environnementale, mais aussi du sujet, de la représentation ou de la politique –, crises aboutissant à terme à un « passage aux limites » du système qui, arrivé à son seuil, va en s’autodétruisant. Cette crise, supposée ou réelle, du contemporain succède aux discours sur la fin : fin de l’Histoire, des idéologies ou des grands récits. De la fin aux crises successives se maintient donc une illusion partagée qui voit dans son époque l’avènement d’une rupture profonde, tout du moins, le désir d’un changement de paradigme. Or la crise est devenue un état permanent et non plus transitoire de nos sociétés. Si elle désignait ce « moment périlleux et décisif », où se donnent les règles permettant de « juger », « séparer » et « discerner le vrai du faux », elle embourbe désormais celui qui se prête au jeu délicat du législateur, et forge le sentiment selon lequel, derrière ces dynamiques transitoires, se cachent, en réalité, un immobilisme structurel et culturel pétrifiant la nouveauté, la critique, le sens ou la créativité, faute de temps.

Changer de terminologie > du nouveau !

Si le concept de contemporain, dans l’art et la pensée, n’a pas une vocation chronologique ni le caractère anhistorique ou autocentré d’une époque en prise avec ses propres illusions narcissiques, c’est bien parce qu’il désigne, avant tout, la signature de son temps. Pour reprendre l’expression de Giorgio Agamben, empruntée à Nietzsche, le vrai contemporain serait par essence inactuel : il n’adhère à lui que par le déphasage et l’anachronisme. Or la résurgence dans les discours d’une pensée sur le temps(1) est le symptôme d’un présent ayant fait de sa contemporanéité sa matière première. Le nombre croissant de Musées Contemporains de par le monde est encore le signe d’une époque en proie à l’exhibition d’elle-même, ainsi qu’à la constitution d’une archive et d’un savoir sur ce qu’elle produit. Si la Renaissance était fascinée par les choses du passé et la Modernité par le futur et le Progrès, notre époque a fait de sa contemporanéité, le fond à partir duquel se réfléchit toute chose. Si bien que le Contemporain, hypostasié, fonctionne tel un disque rayé. Il vit d’une sorte de compulsion qui ne cesse de répéter son désir de nouveauté, ou pourrait-on dire, son désir de nouveauté.

Notre époque est marquée par une impatience. Le contexte culturel et économique semble réglé par l’attente de la nouveauté et la célébration de l’innovation. L’« art actuel », plutôt que de définir son temps, en promettait déjà l’actualisation permanente, laquelle serait sitôt remplacée par une autre, conduisant, dans le champ de la production théorique, à une logique du post : post-moderne, post-humain, post-internet, post-capitalisme, post-contemporain(2), post-critique… « Dans la course au progrès, nos yeux restent rivés à l’après, au nouveau, à ce qui semble forcément mieux », écrivaient Charlotte Coisson et Emmanuelle Luciani dans l’édito de leur revue Colophon(3). Tandis que cet « après » est devenu un champ de ruines qu’on ne cesse de fouiller pour en extirper du nouveau. Nous vivons l’œil dans le rétroviseur comme l’ « ange de l’histoire », la face tournée vers le passé. Le contemporain se regarde voir. Contemporain de sa contemporanéité, il est l’ombre de lui-même, en même temps que sa projection vers un futur qui n’existe plus.

La chute du mur de Berlin, l’avènement d’internet, le 11 septembre ou la crise des Subprimes n’auront pas suffi à tourner la page. L’art contemporain avait hérité de Marcel Duchamp un art de la transgression, devenu une norme. Il avait refondé et repoussé toutes les sphères de la création, les unes après les autres, en tentant de replacer au centre de ses préoccupations ce qui se maintenait dans les marges. Il avait permis que soit « triés » et invalidés ce qui ne pouvait entrer dans la case labélisée « Art Contemporain ». Mais il avait également fait du marché de l’art une partie intégrante de son écosystème, et rendu définitivement poreuses les délimitations entre basse et haute culture. De nouveaux acteurs étaient apparus, à l’instar du curateur, dont la mission serait celle d’un rédempteur ou d’un législateur, mais de nouveaux protagonistes avaient également répondu à cette injonction spéculative. La bataille de l’Art, ses transgressions et ses expérimentations avaient été liquidées au profit de l’interchangeabilité la plus simple et la plus rapide de tous ses éléments. Rotatif, sensationnel, spectaculaire, l’art contemporain n’était plus que gestion, réseau organisé et codifié assurant, dans un minimum de temps, l’identification de l’artiste et de ses œuvres. Toutes productions artistiques dépendaient d’un destinataire qui en validait la nécessité, alors que ce destinataire – le collectionneur –, avant le critique, l’institution, le commissaire d’exposition ou le public, devenait garant de la valeur de l’art.

C’est en creux de ce paradigme, rapidement brossé, que la terminologie d’« art émergent » était apparue…

La logique du pré et du post. Nom de code : spéculation

On désigne généralement sous le vocable d’art émergent, une génération de jeunes artistes (ou de galeristes, voire de marchés), dont les créations plastiques sont prometteuses, bien qu’en devenir. Certains s’inquiètent de cette focalisation proche de la fascination et déplorent l’immaturité des acteurs, si ce n’est l’emballement surestimé dont le « jeunisme » fait l’objet. D’autres prédisent la fin programmée d’une telle excitation tel un feu de paille s’embrasant trop vite et s’essoufflant tout aussi prestement. Beaucoup se félicitent, à l’inverse, de cet élan de fraîcheur portée par une génération ayant fait sa force de sa manière de gérer son réseau, en se donnant les moyens d’« être visible », de justement « émerger » au sein de ce tout visuel. De manière à peine déguisée, se perçoit l’idée derrière laquelle le marché de l’art, fort de sa position de spéculateur et d’anticipateur de tendance, se trouve ici prescripteur. En investissant sur le long terme et en achetant à prix bas, la plus-value n’en est que plus grande. L’art émergent ne serait alors que le résultat d’une nouvelle terminologie dont la vocation serait, marché oblige, de créer une nouvelle offre, en augmentant son taux de remplacement.

Mais si l’hypothèse comporte ses petites vérités, la logique n’est viable que dans une moindre mesure. Chacun sait en réalité que les artistes émergents ne sauraient être « rentables » ; il reste et il restera toujours plus judicieux de miser sur des « valeurs sûres » en les revendant tant qu’elles monopolisent le consortium des maisons de ventes, des médias et de tous ceux qui organisent leur suprématie. L’art émergent permet tout au plus aux petits collectionneurs, une ouverture au marché. Ainsi les artistes, les galeristes ou les marchés émergents seraient davantage portés par des logiques d’amatorat, au sens d’un accompagnement voire d’une solidarité des acteurs, quand bien même la défiscalisation aidera cela.

L’obsolescence programmée de l’art contemporain ne viserait donc pas la production d’un art éphémère qui se détruirait avec le temps, elle impliquerait un changement de signification, si ce n’est de rapport au monde ! La volonté de changer de terminologie, de se définir comme post-contemporain, reste davantage l’effet d’une lassitude à l’égard de ses formes éclatées. Elle est le signe d’un déraillement, dont on ne parvient plus à suivre la trajectoire ni le sens.

Face à la nostalgie des formes révolues du passé, l’obsession pour le présent s’accompagne encore d’un impératif d’anticipation et de prévision, à l’instar des logiques prédictives, dont les recommandations d’Amazon sont l’avatar et les « précogs » de Philip K. Dick, la version cyberpunk d’une biopolitique. Mais, d’un autre côté, la revendication de tous les « posts » révoque avec d’autant plus de force notre filiation au passé, au sens où une déconnexion conceptuelle semble en permanence à l’œuvre, comme si les prévisions et les spéculations d’antan achoppaient constamment. A trop vouloir réactualiser le passé, le temps ne se lit / lie plus. Coincé dans un présent venant du futur et un futur déjà dépassé, à quelle nécessité peut-on se fier si ce n’est celle de sa contingence ? L’intérêt pour le « réalisme spéculatif », tant dans le champ de la philosophie que dans celui de l’art, apparaît, dans sa zone de flou partagé, comme une réponse par défaut. Car si le mouvement fait florès de nos jours, ce n’est pas en raison de la remise en question du modèle corrélationniste ou du retour à l’objet qu’il augure, mais par sa disposition particulière à s’aventurer dans le domaine du spéculatif, au sens premier du terme. De loin, Après la finitude(4) de Quentin Meillassoux peut apparaître comme le moyen de sortir d’une impasse. En misant sur l’avenir et ses possibles, l’art émergent, fait-il le lit de la spéculation ?

Avec l’art émergent, réunissant sous son aile un art de son temps plus qu’un art problématisant son temps, nous restons dans cette zone de spéculation, plus ou moins confortable, puisqu’il s’agit d’artistes, plus ou moins jeunes, au fort potentiel. Sous se vocable, se manifeste la volonté d’instaurer artificiellement la « nouveauté » en posant un avant et un après, tel un événement déterminant dans la fabrique de l’histoire. Non que les formes artistiques se soient pétrifiées ou essoufflées ses dernières années, mais elles sont d’emblée en prise avec un capitalisme culturel ayant fait des idées, des images, des affects et des expériences, réservées autrefois au seul domaine de l’art, sa matière première. De spéculation en spéculation, la contemporanéité de l’art contemporain, son exigence de nouveauté et d’actualisation, a creusé un sillage sur lequel il convient de s’arrêter, ne serait-ce que pour mieux le comprendre et pourquoi pas le renverser, en le poussant dans ses retranchements. L’art émergent, convoité par le marché, est-il une ruse qui permettrait de s’extirper d’une situation figée et toxique en la poussant vers son débordement ? L’art émergent, renégat de l’art contemporain, est-il dans son fonctionnement accélérationiste ?

Flotter à la surface des flots

Face à l’accélération inopérante de notre contemporanéité se développe, depuis peu, une politique accélérationiste(5), dont les stratégies sont multiples, mais dont la finalité reste immuable : plutôt que de décélérer ou de soutenir le discours de la résistance aux innovations, il s’agit de les suivre, de les dépasser, de les prendre à leur propre piège. L’« art émergent », proliférant dans les discours et le champ de l’art de nos jours, dont on parie d’avance que la terminologie ne saurait perdurer, serait-il une ruse dont l’intentionnalité inavouée serait d’atteindre ce point de bascule ?

En tissant le passé et le futur en un éternel présent autosuffisant, notre époque manifeste une double logique : d’un côté elle valorise les flux et la mobilité, de l’autre, elle apparaît sans perspective, tel le signe de l’absorption et de la liquidation de toutes choses. Or c’est peut-être face à cette liquidation et cette assimilation à un milieu fluide, que le vocable « art émergent » est venu s’installer sans que l’on y prenne garde.

On n’aborde que trop peu la signification du mot « émergent ». Dans sa définition même, on y rencontre l’idée de quelque chose qui émerge des flots, de l’immersion, voire de la submersion généralisée des flux, des images, des données, des capitaux. Tel un flotteur flottant à la surface des flots, une bouée à laquelle on pourrait s’accrocher, l’art émergent serait-il un point d’entrée et de sortie de l’art contemporain ? La jeune création, née vers la fin des années 80 et le début des années 90, parce qu’elle baigne depuis sa naissance dans un monde de flux, aurait-elle trouvé les moyens de s’en extraire ou, tout du moins, de vivre avec, en collant à ses rythmes et ses logiques temporelles renouvelées ? Le pari de Simon Castets et Hans Ulrich Obrist en fondant la plateforme 89plus est-elle au cœur d’un paradigme du contemporain cherchant à anticiper, voire créer, le futur ?

On oublie que l’émergence renvoie directement à la notion de potentialité, elle réactive en cela une dimension du virtuel passée à la trappe par un procès de numérisation tous azimuts. En tuant le virtuel, au profit d’une compréhension du digital, ce sont les concepts sous-jacents à cette notion qui, depuis Aristote, faisaient de la virtus, une puissance de devenir, qui se trouvent nivelés à un seul présent, coincé dans le temps suspendu de la spéculation. À l’opposé de traders pariant sur le futur d’une conjoncture, la spéculation est aussi, dans son origine latine, l’« observation d’en haut » et « ce qui est mis en miroir », un miroir permettant ici de prendre de la distance afin de percevoir l’idiotie du contemporain.

L’art contemporain se consomme du dedans en étant au service de ses destinataires, c’est-à-dire des pouvoirs financiers et des stratégies de communication. Or contrairement au verbe consumer, qui se présente comme une destruction pure et simple, consommer, au sens littéral, suppose une destruction utile, employée à quelque usage. L’art émergent dans sa manière de refonder notre rapport au temps et à la nouveauté est-il une ruse du contemporain visant une finalité quelconque ? Si l’obsolescence programmée est chargée d’une connotation négative, en devenant un symbole de surconsommation, elle s’avère un outil fructueux dès lors qu’elle excède son champ et touche à ce qui façonne l’Histoire, les théories, les discours ou un mouvement artistique. Les changements de vocable sont, par ailleurs, révélateurs d’un désir, voire d’un besoin de changer d’époque : ils permettent de concrétiser de nouveaux outils conceptuels qui appellent, en retour, des changements internes.

Toutes formations discursives, tout énoncé, finissent par devenir un effet de mode. La dénomination de la « postmodernité » était déjà l’indice de ce sentiment d’usure et de cette volonté de totaliser le temps, en subsumant ses particularismes sous un tout unifiant et intelligible. À vouloir donner trop vite un nom à une série de mutations, l’art émergent procède certainement d’une même vanité, et n’est probablement qu’un avorton de plus de l’art contemporain, une crise qui s’installe plus durablement qu’une autre et sonne comme une insulte. Mais à l’image de l’impressionnisme, dont le critique Louis Leroy avait tourné en dérision le tableau de Monet, Impression. Soleil Levant, on sait que d’un terme peut naître un mouvement. Nommer une chose, lui donne une existence.

Aussi faut-il prendre la mesure de ce déchet, car c’est souvent par lui que les archéologues et les historiens décrivent des modes de présence. Peut-être est-il temps de tourner la page du « contemporain » et de le reléguer, comme le modernisme en son temps, à un moment désormais éculé, mais ce serait encore oublier que cette manière de faire l’histoire voit resurgir le refoulé en lieu et place de la norme. « Tout ce qui n’est pas compris fait retour », disait Freud. De sorte que la question à se poser serait, sans doute, de quoi le retour du contemporain est-il le retour ?

(1) Éric Hazan s’en inquiète auprès de Jacques Rancière dans la conversation éditée en avril 2017 à la Fabrique, sous le titre En quel temps vivons-nous ?, Lionel Ruffel, quelques années après avoir dirigé un livre collectif sur le contemporain, revient sur la question et ne parvint plus qu’à en extraire un Brouhaha, enfin Les Potentiels du temps de Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros appelle, avec l’utopie salutaire de l’espoir, à percer les réalités sclérosantes de notre époque, en construisant des récits ouverts et potentiels.
(2)« Tous post-contemporains ? », Diacritik, https://diacritik.com/tag/post-contemporain/
(3) Charlotte Coisson et Emmanuelle Luciani, CODE South Way #3, revue Colophon, avril–octobre 2017.
(4) Quentin Meillassoux, Après la finitude, Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006.
(5) Nick Srnicek & Alex Williams, Accélérer le futur, Paris, Cité du Design, 2017.
(6) 89plus fondé par Simon Castets et Hans Ulrich Obrist, http://www.89plus.com/about/

Marion Zilio