De la vertu d’abandonner

par Xavier Bourgine

Sur la page, abandonnés est revenu à la fin du mois de mai 2019 pour un troisième opus, en forme de livre et d’exposition, suivant les habitudes des éditions Extensibles, qui explorent les connexions entre travail littéraire et travail plastique

Le vernissage, la lecture de l’ouvrage collectif Sur la page, abandonnés, volume 3, puis une longue rencontre avec les deux cofondateurs des éditions Extensibles, Sébastien Souchon et Adrien van Melle, ont été l’occasion d’interroger la position du plasticien narrateur à travers la notion, convoquée dans le titre de l’ouvrage et de l’exposition, d’abandon.

L’abandon est un terme a priori négatif. L’abandon social, psychologique, désigne une situation de mal-être, un état d’isolement, de dénuement. L’abandon peut aussi être un acte délibéré, qualifié, c’est-à-dire volontaire et doublée d’une intention mauvaise. On abandonne quelqu’un ou quelque chose, avec cette image du bord de la route, de la station-service, ce bruit de la portière qui claque. L’abandon peut avoir d’autres connotations, plus positives : on s’abandonne à quelque chose, à la volupté, à l’érotisme. 

Au deux termes d’une relation, il y a ainsi abandon. Au départ le sujet est passif, il s’abandonne à quelqu’un ; à la fin il est actif, il abandonne – et se retrouve, lui aussi, seul. La boucle est bouclée, du couple et du célibat, de la dialectique positive et négative de ce mot, abandon, et finalement de ce qui la sous-tend : la volonté, active ou passive.

Le bref résumé de l’ouvrage collectif Sur la page, abandonnés, volume 3, emploie, dans un contexte plus littéraire, un mot plus juste que celui de volonté : les artistes plasticiens qui ont participé à cette aventure éditoriale ont été « mis à l’épreuve de l’autonomie de leur production littéraire ». Écrire dans le recueil a donc procédé d’une mise à nue. Le plasticien qui s’y est prêté a dû abandonner ses armes premières, naturelles, pinceau, objectif, cadre, ou caméra, pour faire l’épreuve d’une solitude qui devait aboutir à une autre solitude, celle d’un texte, solitude autarcique, autonome. C’est cette autonomie du texte littéraire dont il est question, qui est précisément l’enjeu de la narratologie : il s’agit de rendre le texte auto-suffisant, c’est-à-dire cohérent, avec un début, un milieu, une fin – en somme, avec une progression dramatique – et indépendant, en coupant le cordon qui relie le texte à son auteur. 

Il y a en effet entre les ces deux pôles, le texte et l’auteur, un rapport de paternité paradoxale, que la position du narrateur résout à peine. A la fois garant ultime de la vérité du récit, de la consistance des personnages, l’auteur doit aussi s’en séparer, s’en détacher pour les laisser libres, pour faire jaillir dans le fil de son histoire l’imprévu, l’élément bien senti, qui fera croire au récit, fera embrayer l’imagination à la suite des mots.

L’auteur, comme au terme d’une relation amoureuse, ou d’une grossesse, doit savoir laisser son livre partir, il doit s’arracher à lui : l’abandonner. D’aucuns considèrent donc l’œuvre écrite morte dès qu’elle a paru, alors que pour d’autres la parution serait plutôt le début de sa vie. Délivrance à l’issue d’un travail maïeutique, pléonasme involontaire, ou résurrection, l’étape de la publication est donc cet abandon total de l’écrivain sur son œuvre, de ses droits, de sa volonté. 

Abandonner son œuvre, abandonner les mots qui la constituent, pour ménager l’autonomie nécessaire à leur épanouissement, sans l’artifice d’une médiation, d’un apparat critique et de toutes ces pratiques sociales et discursives, qui, d’après Sébastien et Adrien, dissimulent trop souvent, dans les écoles d’art, un travail superficiel, vide de sens, pur commentaire et songe creux : c’est le sens de l’exercice. Ou l’abandon de soi devant la page comme épreuve cathartique du plasticien. Pourtant ne connaît-il pas, lui aussi, la séparation d’avec ses œuvres, une fois qu’elles sont sorties de l’atelier ?

Peut-être. On constatera simplement que le droit d’auteur s’applique indistinctement à l’écrivain comme à ses ayants-droits, et surtout qu’il cesse dès lors que l’exemplaire du livre, bien consomptible et interchangeable, est revendu. Les plasticiens, à l’image d’une curatelle qu’on garderait sur un enfant majeur mais assisté, ont un droit de suite, qui leur garantit des revenus à chaque changement de propriétaire, comme s’il gardait un droit de regard sur ce que devenait son œuvre.

La séparation du plasticien d’avec son oeuvre serait donc moins déchirante que celle que connaît l’auteur. Il en va de même quand l’écriture relève d’un procédé plastique : l’abandon est négocié. La reddition n’est pas sans condition, dès lors qu’une démarche artistique vient « augmenter » la réalité des mots, que des objets fictionnels mais réels s’insèrent dans la trame du récit et que l’édition, confiée au soin des auteurs, devient une méta-création ou un métadiscours. Car créer une maison d’édition, une collection, un recueil, définir donc une ligne, une démarche éditoriale, c’est porter un pas plus loin l’exercice littéraire – et ce serait revenir à une dimension critique pourtant répudiée, si la figure était imposée.

Lancement du livre au Palais de Tokyo – crédits Éditions Extensibles
Lancement du livre au Palais de Tokyo – crédits Éditions Extensibles

Elle ne l’est précisément pas : les plasticiens publiés n’ont pas écrit sur commande, ni sur un thème. Ils ont simplement été jetés dans l’arène du récit qu’ils devaient écrire : écris ! La préface donne d’ailleurs un autre sens possible à l’abandon, celui de l’abandon d’un élément au milieu d’autres éléments : les textes privilégient ainsi des scènes « abandonnées parmi d’autres ». Ont-elle été abandonnées là, dans le recueil, parmi celles des autres auteurs (et dans ce cas l’acte éditorial prendrait la forme d’un regroupement, presque familial, comme on rassemblerait des souvenirs de famille), ou ont-elle abandonnées là, dans le recueil, préférentiellement à d’autres, qu’auraient aussi vécues, vues, imaginées les auteurs (et dans ce cas, le geste procéderait de la sélection, de l’écartement, de la discrimination) ? 

L’abandon-élection ou l’abandon-rejet, ces deux dimensions d’un même geste d’écriture, rejoignent en fait les deux postures possibles du plasticien narrateur, dans ou hors de sa création. Les deux cofondateurs illustrent cette ambivalence. Sébastien, dans une écriture paranoïaque-critique et spéculaire, devient personnage de sa propre fiction, jusqu’à écrire sous son nom des nouvelles dans des revues littéraires. Adrien, au contraire, passe par l’entremise de trois personnages, qui pourraient mener autant de vies contrefactuelles de la sienne, mais sans pourtant passer le pas de s’intégrer à sa propre fiction.

Dans les deux cas cependant, le récit est un cadre à des objets fictionnels, ceux de l’exposition ou d’une exposition, puisqu’encore une fois, le lien est volontairement rompu entre les deux. Ces objets tout à la fois prennent sens par la fiction et l’attestent, la lestent d’une réalité physique qui, davantage qu’un narrateur en position problématique, garantissent l’histoire, témoignent de l’existence des personnages.

Pour autant, l’effet de réel est banni : il ne s’agit pas de prendre des objets ou des œuvres pour illustration d’un récit. De là, à nouveau, l’absence de lien imposé entre les œuvres exposées et les textes publiés. A la fois pour garantir l’authenticité de l’expérience littéraire, ne pas imposer un thème à l’écriture et la voir se déployer dans sa spontanéité, la laisser libre et donc aussi en éprouver la solidité. Et également pour, dans un mouvement phénoménologique de dépossession puis de repossession, débarrasser les objets de leur surcharge symbolique ou de leur fausse évidence, puis mieux les charger d’autre chose, les enrichir d’un supplément d’âme plus personnel, plus intime, marginal, pour reprendre un terme de la préface, anodin, à la manière du Musée de l’innocence d’Orhan Pamuk. 

Dans ce mouvement concentrique autour de l’objet, le drame, pour reprendre la préface, n’a rien à dire : pas plus que d’illustration le texte ne doit être d’intrigue. Ni récit ni description, que reste-t-il ? Probablement, dans cette expérience de l’écriture vécue comme une incursion en territoire étranger pour des plasticiens, quelque chose de ce frémissement du désir d’écrire dont parlait Roland Barthes, ou encore la conscience d’une époque.

Car dans tous les textes du recueil, la contemporanéité, voire l’anticipation proche, est omniprésente. Le passé simple est rare, le style souvent direct, les phrases parfois minutées. Les personnages prennent des intercités, consultent leurs tablettes. Et derrière les vitres et les écrans, entre les lignes, il est beaucoup question de vies manquées, de directions non prises, de choix non faits, d’ennui : une mélancolie certaine, sur la page abandonnée, se déploie. Beaucoup des personnages sont seuls, utilisent des applications de rencontre pour rompre leur isolement ou consomment des substances pour s’en échapper. Les bonheurs sont artificiels ou fugaces, l’optimisme à peu près banni. 

C’est donc aussi l’abandon d’une génération qui se dessine, en prise avec des problèmes qui la dépassent, génération livrée à elle-même, génération qui s’abandonne, s’oublie, oublie de vivre et de s’aimer. Que faire alors ? Créer, bien sûr, créer toujours.

Car l’abandon c’est aussi celui du plasticien confronté à la page blanche comme un miroir, dépoli ou pas. C’est aussi celui du jeune diplômé, que l’État reconnaît comme artiste mais pas encore la société, qui se découvre confronté à l’univers des galeries, qui n’a plus d’atelier pour créer et doit donc réinventer sa pratique vers d’autres formats, plus petits, d’autres médiums, moins coûteux, et retrouve alors la simplicité première du verbe. 

Plongés dans cette situation d’abandon il y a maintenant cinq ans, Sébastien et Adrien ont créé une maison d’édition. Le moyen pour eux d’approfondir et pérenniser par une structure propre une recherche artistique, mais aussi de diversifier leurs émotions, en complétant la création artistique par une création entrepreneuriale, et d’inviter d’autres plasticiens, comme eux, à s’abandonner à l’écriture. Car l’abandon est aussi un sauvetage, ou plutôt l’inverse : on ne peut être sauvé qu’en s’abandonnant à ce qui vous sauve, fut-ce un récit, dont la force opératoire et salvatrice est in fine la meilleure preuve de son authenticité.