DE L’ARGENT CONTRE DES GESTES IDIOTS, JEAN-CHRISTOPHE ARCOS

Dans son roman L’argent, L’urgence (2006), l’auteure française Louise Desbrusses relève la différence entre deux perceptions de l’indépendance : l’une liée à la vie libre dont le créateur jouit malgré le dénuement, et l’autre liée à la capacité de payer ses factures en échange d’un temps préempté par une activité salariée.

 

« De l’argent contre des gestes idiots (perte de temps).
Payer l’ennui  (drôle de monde) »

 

Si la crise de 2008, et la difficulté pour les économies mondiales à s’en remettre, ont pu constituer l’apogée de la distinction entre l’économie financière et l’économie réelle à l’heure du chômage de masse, elles ont également permis l’émergence de nombre de réflexions et d’actions centrées sur la mise en cause des automatismes reliant traditionnellement l’activité et sa valeur.

Pour qu’une logique économique sur le travail d’un artiste devienne hégémonique, il faut, au même titre que n’importe quel produit de consommation, que celui-ci s’adapte aux grandes lignes stratégiques du marketing. Frank Scurti, Conditions de l’artiste à l’ère du McWorld, 2001

A l’occasion d’une journée d’études que j’organisai à l’invitation d’Aurélie Pétrel à la Cité Internationale des Arts en avril 2015, qui voulait aborder la triangulation entre l’activité de l’artiste et la double journée des femmes, les intervenantes (les artistes Fabienne Audéoud et Carole Douillard, le girls band expérimental The Crusty Girls, la sociologue du travail Scarlett Salman, la philosophe Géraldine Gourbe et la musicienne EDH) avaient pu approcher la notion de temps libre, selon des points de vue anthropologiques, militants ou artistiques. En creux, il s’agissait de questionner à cette occasion la notion de travail pour appréhender d’une part le rapport entre femmes et travail et d’autre part la nature du travail artistique lui-même.

Au centre de la transformation de l’activité en travail réside le rapport de celui-ci à sa valeur sociale, et, par elle, à l’argent. Ce circuit de transformation même appelle un certain nombre de clarifications et de recontextualisations.

L’ARGENT, BIEN HISTORIQUE

Si l’on suit l’économiste et historien de l’économie François Rachline, les sociétés capitalistes modernes, en s’inclinant vers l’avenir, rompent avec des millénaires d’histoire en ne trouvant leur équilibre que dans ce perpétuel basculement qui les projette dans un à-venir.

 

Yves Klein – Zones de sensibilité matérielles – archive de l’action – 1962
Yves Klein – Zones de sensibilité matérielles – archive de l’action – 1962

 

Retraçant au fil de ses ouvrages le temps long de la transformation de la monnaie de butin en flux, Rachline établit qu’entre le 10e et le 15e siècle, l’Europe a vécu une véritable révolution commerciale, dans laquelle l’argent a été amené à jouer un rôle prééminent de véhicule exclusif du commerce privé : la radicale différence entre le butin d’une part, qui est pris pour être possédé, bien solide caractérisé par une relation verticale descendant du prince, et, d’autre part, la monnaie, fluide et horizontale, contribue à enraciner l’idéologie de la modernité.
Si la lettre de change remonte sans doute à l’époque sumérienne, puis évolue dans ses mécanismes jusqu’aux premiers billets de banque à cours fixe dans l’Europe du début du 19e siècle, et prend d’autres formes encore dans les techniques de paiement par la suite, le temps monétaire a modifié la relation à l’argent dans les sociétés capitalistes modernes par le crédit. L’argent fluide est intime de l’avancée capitaliste.
La société capitaliste moderne, qui voit son triomphe culminer au 19e siècle, ne produit des objets que pour mieux détourner de leur possession ceux qui se les procurent. On ne possède plus, on produit pour obtenir. La relation à l’objet s’est modulée : celui-ci ne représente plus un attribut de l’être mais le complément voire le signifiant d’un statut.

Or, si la monnaie en or ou en argent métal traduit une relation stable avec la matière, l’introduction d’une monnaie de crédit, déconnectée de la valeur de son véhicule, symbolise une autre relation au temps et à l’histoire : le crédit et son corollaire, la dette, sont en boucle permanente dans un système capitalistique.
De fait, de nos jours, les règlements en espèces (du latin species, apparent) sont très largement inférieurs aux règlements immatériels. L’argent ne se touche plus, il ne fait plus objet.

 

Lina Viste GrØnli – Impedimento Nike Air – chaussures, pièces de monnaie – 2016 (courtesy Galerie Gaudel de Stampa)
Lina Viste GrØnli – Impedimento Nike Air – chaussures, pièces de monnaie – 2016 (courtesy Galerie Gaudel de Stampa)

 

« Très peu de personnes ont envie de dépenser de l’argent sans recevoir un “bien” en échange. » Joseph Kosuth, Une conversation avec Félix Gonzalez-Torrès, 1993

Pourtant, en filigrane, la discrimination établie par Aristophane entre la bonne monnaie et la mauvaise monnaie hante les esprits et nourrit l’analyse critique de la monnaie. Dans Les Grenouilles, le dramaturge fait allusion à l’une des premières crises de spéculation de monnaie : en raison d’une pénurie d’argent-métal, Athènes émet en remplacement des pièces de cuivre, alimentant ainsi l’immobilisation des pièces en argent et leur thésaurisation.

Si cette situation de blocage représente aux yeux de l’économiste les prémices d’un effondrement d’ampleur du circuit, qui se doit d’être toujours en mouvement (à l’image de l’argent liquide), la persistance de la perception de l’art comme système d’investissement mais aussi comme instance de création d’une valeur ajoutée semble convenir à nombre d’artistes, encore aujourd’hui.

Idéalisée en tant que halte dans la circulation de la valeur, l’œuvre tend à devenir un nouvel or.

« Le jour où toutes les œuvres d’art n’auront aucune valeur, elles seront toutes belles. » Robert Filliou, Combattez la pauvreté à la manière américaine : travaillez ! 1970

L’ŒUVRE COMME FÉTICHE

Certaines œuvres présentent, d’une certaine façon, une valeur faciale : tout comme un billet de banque ou une pièce de monnaie, elles affichent ostensiblement leur volonté de capturer voire de s’accaparer l’apanage de la bonne monnaie. L’œuvre serait non seulement une bonne valeur refuge, permettant d’instaurer une temporisation dans la relation à la monnaie, mais également l’élément d’un système critique de cette économie des flux sans fin qu’encense Rachline – et, avec lui ou par lui, le chœur des économistes néoclassiques.

De fait, l’œuvre entretient un commerce ambivalent à la valeur et à l’économie : d’abord, elle agrège des éléments acquis par l’artiste sur un marché, celui des matériaux ; par la suite, elle fige cet ensemble pour, arrivant sur un marché de l’art, l’augmenter ; parfois enfin, elle pirate cette intégration au circuit économique en résistant à la réification ou en la dénonçant de façon explicite. Ce faisant, elle affiche un souhait double : la révélation, au sein même du moteur de la société du spectacle, des mécanismes déviants qui la régissent et, en parallèle, l’appartenance tangible à cette société.

D’une certaine façon, comme les Utopiens, les artistes qui affichent leur argent tiennent l’or en ignominie tout en le gardant à portée de main : à la fois entraves, objets d’usage et de frivolité, l’or et l’argent restent fongibles, et les artistes en font eux aussi les objets les plus vains.

L’argent a une manière de dévaluer tout ce qui n’a pas à voir avec l’argent. David Robbins, Conversation avec Rex Reason pour l’exposition Play-Dough au Confort Moderne, Poitiers

L’ARGENT AU MIROIR DE LA VIE

La figure du collectionneur est dès lors convoquée comme étant la destination finale du circuit de production de la valeur de l’art, qui elle-même en fait apparaître d’autres comme intermédiaires : le curateur, le galeriste, orientent leur travail vers la finalité d’une chaîne de production qui vise en tout état de cause à n’assurer aucune nécessité, mais, au contraire, à conforter le collectionneur dans son statut.

Alpha et oméga de la ronde, le collectionneur représente celui pour qui, en somme, l’œuvre sera réalisée : l’argent-œuvre retourne à l’argent, la collection publique étant peu à peu contrainte dans un rôle double de prescriptrice et de suiveuse d’un marché bien éloigné de ses préoccupations esthétiques, scientifiques ou philosophiques.

Les œuvres d’art représentant le degré le plus élevé de la production spirituelle, elles ne trouvent miséricorde aux yeux du bourgeois que si elles sont présentées comme susceptibles de produire directement de la valeur matérielle. Karl Marx, Le Capital (Livre IV : Théorie sur la plus-value), 1863-1905

En réalité, l’artiste et le collectionneur ne se rencontrent pas : en mettant en œuvre l’argent, l’artiste adresse des questions qui sont liées à son insertion dans une économie, qu’elles concernent la difficulté de cette insertion ou sa vanité.

 

Yao Qingmei – Sculpter un billet de 100 euros – archive vidéo (screenshot) d’une action dans la rue – 2014
Yao Qingmei – Sculpter un billet de 100 euros – archive vidéo (screenshot) d’une action dans la rue – 2014

 

Dans ce contexte, l’argent est un topos où se teste un rapport de pouvoir entre l’artiste (et la façon dont il se représente lui-même) et celui qui a les moyens de le faire vivre. En s’appropriant un bien qui ne peut être approprié puisqu’il est une propriété inaliénable de la collectivité, l’artiste revendique autant qu’il l’interroge la place que cette collectivité est prête à lui faire et les moyens d’existence accordés à la création elle-même.

Dans ces œuvres ici évoquées, l’argent est représenté platement, sans ajout, comme un ready made où le budget de l’œuvre devient l’œuvre elle-même. Il s’agit dès lors sans doute, pour les acteurs du monde de l’art,  de proposer aujourd’hui une (re)mise à plat, voire une démystification, du lien entre l’argent et l’art, opacifié par de nombreuses spéculations.

 

 

Billet tunisien trouvé en 2017 & Cildo Meireles – Insertion into ideological circuits (the banknotes project – tampon sur billets de banque - 1970
Billet tunisien trouvé en 2017 & Cildo Meireles – Insertion into ideological circuits (the banknotes project – tampon sur billets de banque – 1970

 

Visuel de présentation : Laurent Lacotte – AIE (Aide individuelle à l’existence de l’artiste) – Collecte pour la vie quotidienne sur KissKissBankBank – 2015