Rodrigo Gukwikila _ Memory Work

« L’art congolais n’appartient qu’à lui-même. Il est vain de chercher à l’inscrire dans l’histoire de l’art.
Il n’y a pas de discours pour conduire le goût, pour justifier un trait, une forme ou une couleur. »
André Magnin

Dans La République, Platon affirme que seul l’art véritablement utile est celui qui amène l’homme à réfléchir sur ce qu’il est. L’art est donc social, et quelque part politique.

Rodrigo Gukwikila n’est pas seulement un artiste. Il est un citoyen, un congolais, un habitant du continent africain. Il pense qu’il est primordial d’organiser l’art au Congo. Pour que ce dernier voit ses idées et ses esthétiques se développer, au Congo et ailleurs. Car, l’art permet à la société d’évoluer. 

Né en 1990, à Kinshasa, Rodrigo Gukwikila est peintre, diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Kinshasa. Il a également étudié les systèmes culturels à l’université. Ce second cursus, complémentaire du premier, lui permet d’appréhender les tenants et les aboutissants des projets culturels mais aussi et surtout de les analyser. Cette approche appartient à sa démarche. Créer ne lui semble pas pouvoir être indépendant des contextes sociétaux, culturels, économiques et politiques. L’identité congolaise, le panafricanisme, la non-démocratisation de l’art et l’évolution de l’action des acteurs culturels congolais que ce soit en local ou à l’international sont autant de thèmes traités par Rodrigo Gukwikila dans cette forme d’engagement qu’il développe à travers son travail pictural. L’histoire de la République Démocratique du Congo et du Panafricanisme sont importants dans ce qu’est Rodrigo Gukwikila, lequel se réfère volontiers à la conférence de tous les peuples africains qui s’est déroulé à Accra en décembre 1958, conférence à laquelle Patrice Lumumba1 assistera. La République Démocratique du Congo actuelle est alors encore le Congo belge lequel n’accèdera à un statut indépendant qu’à partir de 1960. 

Les traces de ces luttes sont présentes dans le travail pictural développé par Rodrigo Gukwikila. La série des bérets interpelle immédiatement. En effet, lorsque Rodrigo Gukwikila représente un jeune garçon qui crâne avec un béret fièrement posé sur le côté de la tête, ses yeux sombres et dévorants à la fois de curiosité et d’assurance fièrement plantés dans les yeux du regardeur dans sa toile L’enfant soldat à l’école2, il  glace le sang de par ce qu’il représente. L’enfant soldat, ou kadogo, est une réalité sociétale au Congo, mais aussi en Colombie, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Nigeria, en Libye, au Tchad, au Soudan, au Soudan du Sud, en République centrafricaine, en Israël, au Liban, en Syrie, en Iraq, au Yémen, en Somalie, en Afghanistan, au Pakistan, en Inde, au Myanmar, en Thaïlande et aux Philippines. La jeunesse et l’innocence sont ici détruites au profit de luttes échappant à l’entendement d’une enfance abusée. Et, si aujourd’hui, les associations humanitaires préfèrent utiliser au terme « enfant soldat » le terme d’« enfant associé à une force ou un groupe armés », ce changement de dénomination ne change évidemment rien aux faits. Dans La Poétique, Aristote écrit que les œuvres d’art permettent de voir et contempler des faits que l’on ne pourrait pas observer avec insistance dans la vie réelle… En réalisant cette œuvre, Rodrigo Gukwikila pense aux enfants auxquels on vole leur enfance. Il les montre en peignant ce jeune garçon. Et dénonce la condition de ces enfants n’ayant pas eu la possibilité de connaitre les bancs de l’école. L’enfant soldat à l’école appelle la société à ramener les enfants dans un endroit où ils seraient protégés et où ils apprendraient. A l’école. L’école qui construit les générations futures. L’école qui permet de construire une nation durablement. C’est en travaillant au sein du complexe scolaire Les Loupiots à Kinshasa qu’il a pris conscience de l’importance de l’enseignement, et notamment de l’enseignement des arts visuels qui sont pour lui « l’expression de l’âme parce que tout art a pour but de réveiller ou révéler le mental de l’homme afin d’ajouter quelque chose de nouveau qui lui permettra d’avancé dans sa vie ». Et, c’est de son amour pour ces jeunes élèves qu’est né cette œuvre, ode à une enfance volée… Ce portrait fait également écho bien évidemment à l’ouvrage écrit en 2011 par Serge Amisi, Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain3 au sein duquel il raconte son enlèvement par les soldats de Kabila alors qu’il n’a pas dix ans. Conditionné, drogué, n’ayant pour père et mère que la kalachnikov, il sera, comme ses compagnons d’armes, acteur et témoin d’une des plus grandes guerres connue depuis 1945, celle du Congo. Mais l’enfant, arme de guerre redoutable quand les adultes ont perdu toute humanité, ne cesse de s’interroger, ne cesse de vouloir retrouver sa place d’enfant, cette part d’enfance que Rodrigo Gukwikila montre dans ce témoignage pictural saisissant qui fait écho à cet ouvrage, comme la série des kadogos du photographe congolais Georges Senga. 

Rodrigo Gudkwikila développe par la suite cette série des bérets avec un ensemble de portraits représentant des femmes. Il utilise alors un système pictural constitué de « micros flèches » en guise de touches de peinture. Quasi invisibles, elles se fondent les unes dans les autres dans des tons allant de la couleur chair clair au marron chocolat le plus intense. Chaque flèche vibre de l’intensité de la touche qu’elle symbolise. La flèche est, ici, métaphore des guerres tribales. Elle est aussi témoignage des scarifications et des significations de ces dernières, tradition ancestrales perdurant encore. Employant ce système de touches en forme de flèches peintes les unes à côté, Rodrigo Gukwikila réalise des portraits de femmes coiffées de bérets, constitués également de « micro-flèches », et vêtues de tissus chatoyants. Des bijoux, somptueux, ornent le cou ou les oreilles de ces modèles. Enormes parures, ils sont à la fois issus formellement des traditions et profondément modernes. Réalisés par un jeu de techniques variés – « micros-flèches », technique « académique » mais aussi collages d’éléments tels que des images de magazine ou des emballages de papier de supermarché – et irréprochable, ces portraits font de chacune de ces femmes une reine. Ils sont autant un chant d’amour pour les femmes qu’une manière de saluer et mettre dans la lumière l’importance de la place que les femmes doivent prendre dans la société. C’est également la raison pour laquelle Rodrigo Gukwikila coiffe chacune de ces femmes de ce béret qui renvoie, inévitablement, à la parure militaire. Le béret symbolise résistance et détermination. Et par extension la guerre. Car, ces femmes sont des guerrières…

Ces femmes et cet enfant que représente Rodrigo Gukwikila symbolisent l’avenir. En peignant un enfant soldat, il pointe du doigt ce qui ne doit plus arriver dans la société congolaise, l’enlèvement et l’utilisation d’enfants dans les conflits armés mais aussi l’importance de l’éducation. En réalisant des portraits de femmes, il dévoile le portrait des femmes du futur. Celles par lesquelles la nation congolaise évoluera et se détachera de réflexes coloniaux, encore présents. Celles qui éduquent les générations à venir. Celles qui sauront placer leur nation au premier plan. Car, nul doute que Kinshasa, de par son énergie bouillonnante et sa population de 12 à 14 millions d’habitants – suivant les sources –, est une cité du futur. La ville du XXIIème siècle. Celle sans laquelle on ne pourra pas ne pas compter. Et ce sera, en partie, grâce à ces guerrières magnifiques et souriantes que représente Rodrigo Gukwikila et grâce aux enfants dont la République Démocratique du Congo saura enfin prendre soin…

par Lydie Marchi

1 Patrice Lumumba (né en 1925, mort assassiné le 17 janvier 1961) est un homme d’État congolais. Il a été le premier Premier ministre de l’histoire de la République démocratique du Congo entre juin et septembre 1960. Il est, avec Joseph Kasa-Vubu, l’une des principales figures de l’indépendance du Congo belge. Il est considéré en République démocratique du Congo comme le premier « héros national » du pays.
2 Rodrigo Gukwikila a reçu le premier prix du grand concours CFAO Jeunes talents avec cette toile en 2018. 
3 Publié aux Editions Vents d’Ailleurs

Visuel de présentation : Rodrigo Gukwikila, Le sourire positif, 2019. Acrylique sur toile, 136 x 120 cm. Collection Tatiana Maresca

Rodrigo Gukwikila , Enfant soldat à l’école, acrylique sur toile, 130x100 cm, 2017, collection CFAO rdc. Premier prix du concours CFAO jeunes talents 2018
Rodrigo Gukwikila, Enfant soldat à l’école, 2017.
Acrylique sur toile, 130×100 cm, 2017, collection CFAO rdc.
Premier prix du concours CFAO jeunes talents 2018
Rodrigo Gudwikila, Le sourire d'assurance, 2019. Acrylique et collage papier emballage de supermarché sur toile, 150 x 90 cm. Collection Chridé
Rodrigo Gukwikila, Le sourire d’assurance, 2019. Acrylique et collage papier emballage de supermarché sur toile, 150 x 90 cm. Collection Chridé
Rodrigo Gudwikila, Le regard de l'espoir, Acrylique et collage papier magazine mode sur toile, 150 x 120 cm, 2018, Collection Rawbank
Rodrigo Gukwikila, Le regard de l’espoir, 2018.
Acrylique et collage papier magazine mode sur toile, 150 x 120 cm. Collection Rawbank
Rodrigo Gukwikila, Le pouvoir humain, 2018. Acrylique et collage papier magazine mode sur toile, 150 x 120 cm. Collection Rawbank
Rodrigo Gukwikila, Le pouvoir humain, 2018.
Acrylique et collage papier magazine mode sur toile, 150 x 120 cm. Collection Rawbank