Elsa & Johanna selon 1:61

Par Sarah Nasla, Margot Rouas & Camille Veysset – 1:61

Le théâtre de la mélancolie

Elsa & Johanna, Sans Titre, Le reflet de la cuillère, 2017
Elsa & Johanna, Sans Titre, Le reflet de la cuillère, 2017
© Elsa & Johanna

Si l’on croit reconnaître des tableaux issus de la réalité dans l’oeuvre d’Elsa & Johanna, il n’est pourtant pas question de tranches de vie, ni de moments volés ni encore d’instants décisifs. Elles envisagent l’image comme le lieu d’un petit théâtre, où le réel se trouve reconstitué à outrance, c’est-à-dire qu’il est presque trop vrai. L’effet est donc celui d’une profonde mélancolie, car si l’on identifie tous les éléments visuels, ils nous dérangent par leur aspect trop lisse, trop calculé, trop parfait. Chaque objet est minutieusement disposé, chaque personnage – incarné bien souvent par les photographes – est joué avec brio ; tout est à sa place. La mélancolie y est hugolienne, voire baudelairienne : les artistes donnent à voir une vie arrêtée, où le poids des artifices, des atours, des décors, se fait trop lourd pour les êtres qui en font partie. Dès lors, les visages d’Elsa & Johanna sont souvent las, parfois désabusés ou inquiets. C’est toutefois par le biais de leurs yeux que l’on est saisi, et, de cette manière, le regard du modèle-photographe marque le point d’entrée dans la scène.

Elsa & Johanna, Sans Titre, Beyond the shadows, 2018
Elsa & Johanna, Sans Titre, Beyond the shadows, 2018
© Elsa & Johanna

Le cinéma de l’illusion

Elsa & Johanna, Sans Titre, Beyond the shadows, 2018
Elsa & Johanna, Sans Titre, Beyond the shadows, 2018
© Elsa & Johanna

Le duo d’artistes organise des saynètes, sur le mode de la capture
cinématographique. La lumière utilisée pour éclairer les images suggère souvent la présence d’une équipe de tournage, au sein de laquelle cameraman, cadreur, ingénieur son et metteur en scène agenceraient la scène qui se déroule sous nos yeux. Ici, il n’en est en fait rien, car ce sont des photographies qui n’ont vocation qu’à être des images fixes. L’illusion subsiste pourtant, et l’oeil du spectateur se prête à l’exercice de l’invention scénaristique. Il s’imagine assister au paroxysme d’une rupture amoureuse, au prélude d’une scène de meurtre, au prosaïsme d’un événement quotidien… Le piège tendu par Elsa & Johanna n’en est pas vraiment un,
dans la mesure où c’est volontiers qu’on se laisse aller à l’interprétation, sachant pertinemment que le film que l’on s’imagine n’a jamais existé. Une photographie issue de leur série Beyond the shadows (2018) traduit ce tropisme pour l’image filmique. La mise en scène est telle que le personnage incarné par Elsa, assis tête baissée sur le canapé, paraît subir un sermon de la part de Johanna. La lumière émanant de la lampe de chevet crée une atmosphère contrastée, où les objets et les personnages, mal éclairés, se trouvent intensifiés de manière dramatique. Ainsi, l’accent est mis sur le geste menaçant qu’effectue Johanna avec le revers de sa main, qui évoque le moment culminant d’une dispute.

Le voyage et l’immersion

Elsa & Johanna, Sans Titre, Los ojos vendados, 2017
Elsa & Johanna, Sans Titre, Los ojos vendados, 2017
© Elsa & Johanna

Dans leur processus créatif, Elsa & Johanna revendiquent la notion de voyage. Ce faisant, elles s’éloignent de leur environnement naturel afin d’interroger le rapport du corps et de l’esprit avec le monde. L’acte photographique se fait en immersion totale dans le pays ou la région qu’elles ont élu : elles se déplacent en voiture pour s’adapter à la vie locale et s’attachent à créer une ambiance musicale qui rythme leur parcours. Elles achètent également des vêtements dans les friperies qu’elles croisent sur leur chemin. De ce fait, la création passe par une appropriation des moeurs, traditions et habitudes vestimentaires. Le temps de pose photographique s’envisage comme le point d’orgue de ce modus operandi créatif, où, baignées dans l’environnement, elles peuvent enfin s’adonner à l’exercice de la capture. Cependant, tout cela se conçoit comme une expérience limitée dans le temps, où l’univers reconstitué est pensé de façon éphémère. De toutes leurs stratégies qui entourent la prise de vue, il ne restera que l’image, reliquat de l’expérience qu’elles ont vécu. La série Los ojos vendados, réalisée dans le désert des Canaries, intègre cette notion d’Ailleurs. À travers le voyage, elles quittent les préconstruits liés à notre univers quotidien, concentrant ainsi l’attention sur le corps, sur sa matérialité et sa réalité.
Partant, le paysage aux relents post-apocalyptiques permet d’ouvrir une réflexion sur le rêve, car l’on se demande comment ces tableaux oniriques peuvent être issus d’autre chose que de l’esprit d’un artiste les ayant imaginé. Et Baudelaire de conclure :

Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,

Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
(« Le Voyage », III, Les Fleurs du Mal)

C’est bien le souvenir, dans toute la puissance de sa fabulation et de son travestissement, qui subsiste à la fin de tous nos voyages, physiques et mentaux. Elsa & Johanna s’efforcent de capturer dans leurs images cet entrelacs où se côtoient souvenirs avérés et manipulations de l’esprit.

Elsa & Johanna, Sans Titre, Los ojos vendados, 2017
Elsa & Johanna, Sans Titre, Los ojos vendados, 2017
© Elsa & Johanna

Autoportrait(s) ?

Elsa & Johanna, Sans Titre, A couple of them, 2016
Elsa & Johanna, Sans Titre, A couple of them, 2016
© Elsa & Johanna

D’Hippolyte Bayard à Cindy Sherman, en passant par Raymond Depardon et Vivian Maier, le photographe se prête volontiers à l’exercice de la représentation de soi. Dans le cas présent, la particularité est notable : Elsa & Johanna sont deux, se photographient souvent en tandem, mais aussi l’une sans l’autre. L’enjeu créatif et visuel s’en trouve nécessairement décuplé : quatre mains manipulent l’appareil, et deux corps participent de l’autoportrait. La série A couple of them évoque, jusque dans son nom, la dualité, mais aussi l’altérité : « couple » et « them » formant les deux parties du projet. Les corps des photographes s’approprient différents personnages,
en duo, ou en solo, et convoquent des stéréotypes de la société américaine, que nous connaissons au travers de la pop culture. Les visages, tenues et attitudes sont tour à tour issus de l’iconographie de Larry Clark, des teen movies des années 2000, mais aussi de l’univers humoristique de Judd Apatow. Les artistes ne s’effacent donc jamais dans le processus : elles imposent à l’image leur vision millimétrée et scrupuleuse – car Elsa & Johanna ne laissent rien au hasard. Elles assument cette omniprésence de leurs personnes, maîtrisant par là même complètement la représentation. Une photographie issue de la série les montre aux abords d’un terrain de basketball, assises sur un banc. On y reconnaît immédiatement un couple : Johanna étant le jeune homme, Elsa la jeune femme. Pourtant, l’oeil du spectateur averti n’est pas dupe, et après une rapide identification de la scène, il est évident que l’on a affaire aux deux photographes. Alors même qu’elles auraient pu choisir de faire poser un modèle masculin pour représenter le garçon, Elsa & Johanna ont élu de s’imposer la préparation qu’implique cette mise en personnage. C’est en s’éloignant ainsi du réalisme et de la véracité qu’elles arrivent à capturer toute la vérité de la scène, et que l’on voit dans cette image tout l’intérêt de la reconstitution.

La disparition des repères

Depuis leur première série A couple of them, Elsa & Johanna ont habitué le spectateur à leur présence au sein de l’image, même si elles savent aussi se dissimuler ou disparaître. C’est dans Le lieu d’une attente infinie que le regard est le plus déstabilisé par l’absence de visages distincts. Sous un voile doré, le corps d’Elsa ou celui de Johanna prennent l’apparence d’une statue, voire d’une Vénus tout juste sortie d’un tableau du XVIIe siècle. En outre, ce corps objectalisé se trouve dans un espace incongru, presque futuriste et martien sinon atemporel. Ni le temps, ni le lieu, ni le sujet ne sont clairs. Elles offrent une photographie qui abolit les repères quotidiens pour créer un monde à part. Leur série Quiétude dresse à sa manière un autre univers extra-ordinaire – au sens où il dépasse l’ordinaire – d’où surgissent des personnages étrangement vêtus qui dépaysent chaque scène. Dans l’une d’elle, deux hommes regardent frontalement l’objectif, et, une nouvelle fois, le décor évoque une terre martienne déserte. Néanmoins, au moment où l’on croit se figurer précisément la scène, des détails bouleversent notre quiétude : que font ces plots blancs et rouges au milieu de nulle part ? Elsa & Johanna choisissent toujours des titres équivoques qui participent tout autant que l’image du surgissement de points de vue ambivalents.

Elsa & Johanna, Sans Titre, Quiétude, 2018
Elsa & Johanna, Sans Titre, Quiétude, 2018
© Elsa & Johanna

L’hyper-esthétisation des objets

Au-delà de l’autoportrait et de la mise en scène d’êtres humains, l’oeuvre d’Elsa & Johanna explore aussi un parti pris des choses. À l’instar de Francis Ponge, elles portent un regard volontairement exacerbé sur les objets du quotidien, jusqu’à les extraire de leurs fonctions habituelles. Leurs natures mortes opèrent des subversions et se revêtent d’une nouvelle poétique : un fil rouge déborde d’un flacon de parfum, un lézard s’accroche à du plastique, une perruque sort d’une fougère… Qu’ils soient le sujet central de l’image ou l’accessoire d’un personnage, la majorité des objets – par leur étrangeté – attirent constamment l’oeil. Tel est l’effet de la boucle d’oreille disproportionnée, de la balle dans l’eau ou encore de la papaye d’un orange presque trop vif. Ce faisant, une esthétique surréalisante émane de certains objets a priori banals, dont l’aspect devient davantage surprenant à chaque nouveau coup d’oeil. Ainsi, un simple peigne calé sur une clémentine se trouve dépouillé de sa fonctionnalité ; l’ombre de celui-ci prenant une place plus importante que l’objet originel, l’accent est mis sur l’apparence carnivore des dents, qui, dévoyées de leur utilité capillaire, deviennent inquiétantes, voire menaçantes.

Elsa & Johanna, Sans Titre, In love, 2015
Elsa & Johanna, Sans Titre, In love, 2015
© Elsa & Johanna

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