Midsommar selon 1:61

Par Sophie Bernal – 1:61

Midsommar

Midsommar : de la Théosophie au folklore scandinave 
Porosité entre Histoire de l’art et culture populaire

Le long-métrage Midsommar livre une vision puissante de la dévotion moderne de l’Homme à la Nature. Son réalisateur, Ari Aster, façonne un univers angoissant recoupant rituels hermétiques et traditions occultes inspirées du folklore scandinave. Le récit retrace le voyage de quatre jeunes Américains, invités par leur ami suédois à prendre part aux festivités liées à Midsommar (tradition suédoise célébrant le solstice d’été) dans la campagne suédoise. Arrivés sur place, ils découvrent une communauté de personnes vêtues de toges blanches qui pratiquent des cultes mystérieux. Durant neuf jours, ils participent à leurs rites et cérémonies sacrées, qui s’intensifient graduellement tout-au-long du film. Très marqué par l’esprit de communion des êtres, le groupe forme une seule entité, et balaie toute forme d’individualisme. Le libre-arbitre y est exclu, et la liberté, compromise.

Pour explorer le rapport sanctuarisé noué par l’Homme à la Nature, Ari Aster glisse des clins d’œil à l’histoire de l’art, et aux traditions occultes qui ont forgé un pendant de son histoire au passage du XIXe au XXe siècle. Dès les premières scènes du film, il laisse des indices quant à la lecture théosophique qu’on peut faire de son œuvre. On remarque par exemple un tableau de Frantisek Kupka, Le Premier Pas (1909) accroché au mur de la chambre à coucher de l’héroïne. Et il n’est pas anodin que Kupka, peintre des avant-gardes d’origine tchèque ayant participé au développement de l’abstraction, soit un apôtre de la doctrine théosophique. La Théosophie, mouvement philosophique conduit par Héléna Blavatsky repose sur le dogme selon lequel l’être, tombé de son statut divin, cherche toute sa vie à remonter vers ce statut. Son élément fondateur est la vie astrale. 

František Kupka The First Step 1910-13? (dated on painting 1909)
František Kupka, The First Step 1910-13? (dated on painting 1909)
© 2019 Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris

Dans ce tableau, Kupka dépeint un fond noir, mat et dénué de détails, sur lequel il appose un astre double autour duquel gravitent treize planétoïdes tournoyants. Un tel agencement met en péril les sens de l’observateur aguerri : la juxtaposition d’une vision télescopique de l’astre double, confrontée au registre microscopique régissant l’esthétique des treize petites sphères, suffit à souligner la dépendance réciproque des forces cosmiques et de l’organicité du monde matériel dépeinte par Kupka. Or, on retrouve cette ambivalence entre monde organique et monde astral dans Midsommar : le cycle de la vie, mentionné à plusieurs reprises, est à son paroxysme lorsque l’être humain offre son âme à sa communauté. Aux scènes angoissantes dépeignant ces pratiques, concorde une réflexion sur les dérives sectaires. Dans le film, la violence latente culmine lors de la chute de deux personnages, qui s’abandonnent du haut d’une falaise dans leur délire de rite païen. Cette scène renvoie frontalement à la condition de l’Homme, soumis aux « lois » de la Nature, qui se décharge d’une culpabilité terrestre pour atteindre le monde astral. 

En parallèle, Arie Aster joue sur les différents plans de la réalité, en explorant l’influence des psychotropes sur la perception des personnages. Désinhibants, mais pas seulement, ils seraient la clé pour accéder à une conscience supérieure, en phase avec la vie organique. Dans une scène du film, la nature s’éveille littéralement : les fleurs respirent, s’agrandissant et se rapetissant, sur la couronne qu’arbore Dani, l’héroïne de l’histoire (Florence Pugh). Une lecture par le prisme de la philosophie bergsonienne, qui cherche à traduire le « sentiment vitaliste de la nature », peut aussi être avancée : le germe des fleurs, présent dans de nombreux plans, pourrait être lu comme une métaphore de la fécondation. La différence entre la réalité et l’hallucination est si mince que la confusion entre ces deux plans de la perception ne retombe à aucun moment du film. Et l’œuvre Plans par couleurs (1912) de Kupka, visible à deux reprises au début du visionnage, préfigure déjà cet attrait. Le tableau dépeint le corps d’une femme entremêlé dans différents plans colorés. Fasciné par les rayons X, le peintre dépeint l’accès à une réalité supérieure, murie par ses recherches autour des progrès de la science.

Frantisek Kupka (1871 - 1957)  Plans par couleurs 1910 - 1911 Huile sur toile 109 x 99,5 cm Inscriptions :S.D.B.DR. : Kupka / 1910-11
Frantisek Kupka, Plans par couleurs 1910 – 1911
Huile sur toile 109 x 99,5 cm
© Philippe Migeat – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP
© Adagp, Paris

Comme le revendique le réalisateur, l’esthétique macabre des photographies de Joel-Peter-Witkin trouve aussi écho dans son œuvre. Les photographies en noir et blanc mettent en scène le lugubre et l’inquiétante étrangeté de la nature humaine. Perturbantes, le rapport au corps y est mis en emphase comme un culte du bizarre. Il sublime la laideur et éclaire les turpitudes de l’homme. Dans le film, le caractère archaïque du rite est pensé comme un condensé entre plusieurs mouvements spirituels, des doctrines ésotériques, et une dévotion sans faille à la Nature. Et c’est peu dire, car le rite sacrificiel implique un héritage prégnant de la Naturphilosophie, courant qui prend essor à la fin du XIXe siècle et qui revendique la dissolution entre l’Esprit et la Nature. Ajoutons que dans la doctrine théosophique, c’est précisément du chaos que naît l’ordre. Ici, tout semble concorder dans cette tradition : Midsommar serait le point culminent du chaos, quand, à l’issue des neuf jours de festivité, l’ordre réapparaît, symbolisé par le sourire de l’héroïne triomphante. La dimension transcendantale du chaos est utilisée pour signifier l’état primitif de l’être humain.

Joel-Peter-Witkin, Face of a woman, Marseilles, 2004, tirage gelatino-argentique, 56,2 x 83,5 cm, Bruce Silverstein Gallery, New York
Joel-Peter-Witkin, Face of a woman, Marseilles, 2004
tirage gelatino-argentique, 56,2 x 83,5 cm
Bruce Silverstein Gallery, New York

Ainsi, le film serait l’occasion de réinterroger les pratiques cultuelles issues de doctrines ésotériques à la lumière d’une hyper conscience écologique nouvelle. Il défait, par le rapprochement symbolique de l’homme à son état primitif, les codes d’une génération hyper-connectée. Par ailleurs, une scène de sexe ritualisé, mettant en scène une sorte de « sacrifice de fertilité » présente deux personnages en train de copuler tandis qu’ils sont entourés par une dizaine de femmes, nues, qui assistent à leurs ébats. Là encore, la porosité entre l’animalité et la conscience humaine est frappante. L’homme, ayant cédé à ses pulsions bestiales, est renvoyé à son état primitif. Tandis que les femmes, conscientes de ce qui se joue sous leurs yeux, sont nues et assistent, passives, à la scène. La scène cauchemardesque d’une esthétique fleurie est poussée à son paroxysme. Au regard de cet héritage mystique, l’œuvre d’Ari Aster pourrait donc catalyser à elle-seule la reconnaissance du cosmos et la quête spirituelle d’un nouveau monde plus respectueux de l’environnement. C’est là toute la complexité de son œuvre : un mauvais trip acide mêlé au sentiment puissant de faire corps avec la nature. 

Midsommar, Ari Aster
Midsommar, Ari Aster, 2019

MIDSOMMAR

Date de sortie 31 juillet 2019 (2h 27min)
De Ari Aster
Avec Florence Pugh, Jack Reynor, Will Poulterplus 
Genre Epouvante-horreur
Nationalité Américain

Trouver une séance : www.allocine.fr

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