Les Maudits (3/5) Corbière – Brel – Courbet

par Gabriel Maginier

“De la musique encore et toujours ! /…/ Et tout le reste est littérature.” (Art Poétique). Verlaine s’interroge sur le devenir de la poésie. “Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! / Tu feras bien, en train d’énergie, / De rendre un peu la rime assagie. Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?” (Art Poétique). 

Tristan Corbière est le premier nom que Paul Verlaine inscrit dans son ouvrage les Poètes maudits, publié en 1884 : “le plus illustre d’entre les vrais poètes contemporains”. Sans doute débarrassé de la grandiloquence désespérée de Baudelaire, Tristan Corbière est un poète provincial, Breton, tourné vers la mer et réellement ignoré de son vivant. Par comparaison, Corbière se peint sous les traits d’un Crapaud, quand Baudelaire se rêve en Albatros des bords de Seine. Il n’en reste pas moins que sa brève contribution, puisqu’il publie un unique recueil à compte d’auteur, Les Amours Jaunes paru en 1873, reste fondamentale : “Son vers vit, rit, pleure très peu, se moque bien, et blague encore mieux (…) Admirons bien humblement, – entre parenthèses, – cette langue forte, simple en sa brutalité, charmante, correcte étonnamment, cette science, au fond, du vers, cette rime rare sinon riche à l’excès (…) Et comme il avait, ce faux sceptique effrayant, le souvenir et l’amour des fortes croyances bien superstitieuses de ses rudes et tendres compatriotes de la côte !”

Comme le souligne Verlaine, l’humour jaune, grinçant, est l’une des caractéristiques de l’oeuvre de Corbière. Il se manifeste notamment dans le savoureux Saint Tupetu de Tu-pe-tu, dans lequel il décrit la tournée d’un petit curée de campagne prédisant l’avenir : “Il tient sa Roulette-de-chance / Qu’il vous fait aller pour cinq sous ; / Ça dit bien, mieux qu’une balance, / Si l’on est dessus ou dessous.” Les mots sont d’une efficacité radicale, le vers raccourci se fait brutal. Edouard Joachim Corbière avait d’ailleurs choisi le prénom de Tristan par fantaisie, pour qu’on entende « Triste en corps bière”, préférant se jouer de lui-même. Même si ses thèmes restent proches des préoccupations romantiques : l’Amour et la Mort, il parvient à leurs insuffler un rythme singulier, servi par un vers fragmenté qui lui ressemble. Atteint de la tuberculose, la dérision inhérente à sa condition lui permet d’écrire avec force et lucidité. Désormais toutes les audaces sont permises, célébrant la conscience acrue de la brièveté de la vie. Plus que la mort, les questions existentialistes parcourent son oeuvre, ou comme le disait Albert Camus : “L’absurde c’est la raison lucide qui constate ses limites.” La petite musique, ritournelle des bals populaires, s’est alors arrêtée. L’oeuvre de Corbière n’est pas une poésie de joie, elle n’est pas chantante ni mélodieuse. Elle ne sonne pas bien à l’oreille, comme dans Ça : “Bouts-rimés ? — Par quel bout ?” …Et ce n’est pas joli ! » Un bout de vers qui place le mot « rimés » au début de celui-ci, et qu’il fait sonner au milieu plutôt que d’attendre sa résolution finale. “Bouts-rimés ? — Par quel bout ?”  Tel est l’un des deux hémistiches du neuvième alexandrin. Il illustre presque à lui seul le style déstructuré du poète, jouant avec les mots. Le rythme est cassé, heurté. Le vers n’est pas Beau, au sens Classique. Il ne cherche nullement à plaire, sinon par défaut, ce qui fait toute sa Modernité.

Il y a du Brel chez Corbière, ou du Corbière chez Brel. Chez Ces gens là, ceux d’une autre ville… “D’abord il y a l’ainé (…) et puis il y a l’autre (…) et puis il y’a les autres, la mère qui ne dit rien (…) et la moustache du père qu’est mort d’une glissade (…) et puis la toute vieille qui n’en finit plus de vibrer (…) il faut vous dire que chez ces gens là Monsieur on ne s’en va pas Monsieur…” c’est une terre plate et sombre, avec ses vieilles endimanchées pour la mort que nous conte Corps-Bière. La mise au tombeau d’un pauvre sous un ciel menaçant. Les clochers qui sonnent dans les villages de France pétris de croyances. C’est Ornans, ou ailleurs, et sa galerie de petits portraits, un jour d’enterrement sans tambour ni trompette. A l’instar de la poésie de Corbière, il n’y a pas d’illusion dans la peinture de Courbet (Un enterrement à Ornans, 1848). Il peint en pleine pâte, frontal. Les effets de manches disparus. Les Romantiques! La réalité est là. La composition est écrasée, sans relief, le defilé sans perspective, déroulant une humanité qui s’étire sans horizon. Elle aussi fragmentée.  Qui enterre-t-on ? Un jeune qui s’en va, Corbière est mourant à 29 ans. “Je chantais cela pour moi seul… / Le vide chante dans ma tête… / J’entends – bourdon de la fièvre – / Un chant du berceau me monter : / “J’entends le renard, le lièvre, / le lièvre, le loup chanter.” / C’est drôle, est-ce pas : Les mourants / Faut toujours ouvrir leur fenêtres, / Et nous irons dans la prairie / Pêcher à la ligne tous deux, / Ou bien mourir pour la patrie !… / – Tu sais, je fais ce que tu veux / Pour vivre, il faut bien travailler… / Métier ! Métier de mourir…”

Tristan Corbill-Art enterre la poésie, un trou béant à nos pieds. Dans une formule lapidaire, il annonce vouloir faire table-rase du passé : “L’Art ne me connaît pas, je ne connais pas l’Art.” La facture n’est plus lisse, Classique, ni vibrante et passionnée, Romantique, elle se fait saccadée, imparfaite, Réaliste. Cette fresque monumentale célèbre la lenteur des jours qui n’en finissent plus de revenir, éternellement. Corbière comme Courbet laisse s’échapper les ombres, comme un ruban que l’on étire sur lequel est écrit l’Épitaphe : “ce commencement qui aura finit par n’être / que la fin retournée ce qui commencera / par être égal à l’éternité qui n’a ni / fin ni commencement et finira par être / aussi finalement égal à la rotation de / la terre où l’on aura finit par ne / distinguer plus où commence la fin d’où / finit le commencement…” 

“Poète, en dépit de ses vers ;

LES MAUDITS (3/5) CORBIÈRE - BREL - COURBET

Artiste sans art, – à l’envers”