Les Maudits (1/5)

par Gabriel Maginier

L’écriture et la peinture entretiennent des rapports intimes depuis leurs origines communes. Ces deux trajectoires se suivent, se rejoignent et se croisent en parcourant l’histoire des civilisations. Si l’écriture comme la peinture jouent une même partition, selon des rythmes changeants, leur destin semble voué à exprimer le passage de l’Homme à travers les siècles.

Notre travail de recherche, bien que très modeste, s’appuiera sur l’étude critique des textes laissés par Les Poètes maudits de la fin du XIX ème siècle en France, parmi lesquels Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé ou encore Tristan Corbière. Les thèmes – et bien entendu les évolutions stylistiques – nous permettrons de relire des passages de l’histoire de la peinture. Ce cheminement éclairera peut-être une analyse portée sur la (dé)construction de mouvements artistiques, choisis de façon totalement subjective. Notre intention sera d’esquisser les contours flous de l’artiste maudit, entre mythe et réalité.

Le Poète maudit serait un génie vivant, malheureux d’être incompris car trop en avance sur son temps. Son trait de caractère principal pourrait etre d’avoir rompu avec l’esthétique en vigueur pour lui insuffler une énergie nouvelle. Il est vrai que selon le cliché que l’on peut en faire, la société aurait beaucoup à craindre de cette fraîcheur, notamment dans les salons feutrés et surchauffés de la fin du XIX ème siècle à Paris. Tandis que le Second Empire s’éteint avec “Césarion » (surnom donné par Victor Hugo à Napoleon III) avant même d’avoir atteint la majorité (17 ans, 9 mois et 2 jours), une nouvelle génération de poètes semble plus à même de traduire la réalité de son temps que le Classicisme vieillissant qui porte déjà les stigmates de l’échec. Comment vont-ils s’y prendre ?

Avant que Paul Verlaine ne rende hommage aux Poètes maudits dans un ouvrage éponyme publié en 1884, la révolte s’est faite en profondeur, sombre, jouant avec le vers. La vie chaotique de Baudelaire – dans une forme d’incarnation à la fois mystique et populaire – a trop souvent pris le pas sur les fondements mêmes de ce basculement. Si les désirs récurrents d’Idéal et de Beauté grecs, cette recherche inquiétante de perfection, s’est infusée dans l’Art poétique de Boileau, faisant la part belle à l’alexandrin depuis la fin du XVII ème siècle, le temps est à l’absinthe. Désormais, Les Fleurs du Mal de Baudelairese plantent comme l’étendard d’une poésie rageuse qui puise son inspiration dans les bas-fonds de la capitale. Bien que les thèmes conservent leur Romantisme, comme par exemple la mélancolie, la passion ou l’invitation au voyage, ils se trouvent tout à coup violentés, envahis par le désespoir. Le voile vaporeux jeté sur une poésie composée pour l’essentielle d’alexandrins et de périphrases (dont Le Lac de Lamartine reste l’un des exemples les plus langoureux, illustré par l’évanescence de son champ lexical “rivages”, “ancre”, “flots”, “éternité”, “néant” tirés des limbes de Turner), la noirceur semble avoir pris possession de l’attelage. Les poémes conservent cependant une structure classique généralement composée de quatrains réguliers en alexandrins (bien que l’on puisse constater un assouplissement de la versification, Une Charogne par exemple). La composition pourrait faire echo aux tableaux de Delacroix ou de Géricault qui possèdent également la marque encore puissante d’une structure classique. Il suffit pour cela d’admirer les célèbres compositions pyramidales de La Liberté guidant le peuple ou Le radeau de la Méduse. Arrêtons-nous d’ailleurs sur ces monuments de la peinture Romantique française afin d’étudier avec plus de précision la poésie de Baudelaire. Si la mise en scène est encore très théâtralisée dans ces deux tableaux (rappelant la peinture vénitienne du Tintoret), servie il est vrai par un éclairage à grands coups de projecteurs (science du clair-obscur du Caravage) et de corps monumentaux qui s’échappent d’une embarcation à la dérive (inspirés entre autres du Déluge de Michel-Ange), il est aisé de reconnaître que l’écriture de ces tableaux romantiques est en réalité pétrie de références au passé. C’est en partie le cas pour la poésie de Baudelaire (ne dédie-t-il pas Les Fleurs du Mal à Théodore de Banville pour souligner son influence Parnassienne ?) qui s’inspire de thèmes classiques, tout en “dotant l’art d’un frisson nouveau” (comme le lui écrivait Victor Hugo) comparable à la facture vibrante donnée par la touche romantique. La peinture academique d’Ingres a mis l’Orientalisme au gout du jour et fait tout autant parti du repertoire de Baudelaire, le plus souvent traduit par un alexandrin d’un classicisme impeccable (L’idéal, Bohémiens en voyage, Parfum exotique). De toute évidence, les révolutions stylistiques se fondent principalement sur l’héritage des siècles passés, auxquelles elles font référence pour mieux marquer leurs différences dans le traitement du sujet. Olympia de Manet (1863) en est l’un des plus vibrants exemples – traduisant par ailleurs l’univers Baudelairien – et dont le détournement s’inspire de la Venus de Titien (1534), un sommet de la peinture classique vénitienne du XVI ème siècle. Le petit chien blanc (symbole de fidélité) endormi aux pieds de la Venus du Titien s’est tranformé en un chat noir hérissé ; tandis que deux servantes s’affairent à trouver de quoi vétir une Venus alanguie qui couvre son sexe d’une main délicate ; une servante noire apporte le bouquet de fleurs d’un prétendant à une femme de mauvaise vie, aux seins pointus, à l’attitude frondeuse, tête redressée, aux jambes trop courtes, à la carnation jaunâtre, qui pose une main lourde sur un sexe qu’il faut monnayer.

Ajoutons que la réalité crue, exprimée par Manet comme Baudelaire, marque une profonde rupture avec les marbres froids qui peuplent les tableaux d’Ingres, dont le critique d’art Théophile Thoré disait que ces “héros antiques tombaient et mouraient avec l’élégance de danseurs”. Pour être au plus près de la chair, et fouiller ses entrailles, Baudelaire n’hésite pas y laisser sa peau. La description qu’il réalise dans Une charogne (poème écrit pour une femme) pourraient illustrer les visions de Francis Bacon et ses “superbes carcasses”, sans pour autant se départir d’une structure encore classique (12 quatrains hétérométriques en octosyllabes et alexandrins). Dans le tableau intitulé Figure with Meat, la “carcasse » ouverte en plein centre, dont la forme pourrait évoquer un sexe féminin, fait corps avec le poème de Baudelaire, dont la mise en page axiale répond à la même composition. Le poète choisit de faire rimer “âme” avec “infâme”, “nature” avec “ordure” ou encore “passion” avec “infection”. Les Fleurs du Mal prennent ici toute leur signification, en juxtaposant la Beauté à une réalité triviale. A l’instar de Manet, Baudelaire prouve sa modernité en détournant la poésie traditionnelle pour lui imposer une réalité contemporaine. 

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
/…/
Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés!

Extrait de Une Charogne,
Les Fleurs du Mal

Figure with Meat, Francis Bacon 1954
Figure with Meat, Francis Bacon 1954

PETITE MUSIQUE CRITIQUE
par Gabriel Maginier